Elles

celle qui avait les cheveux mauves, celle qui portait un manteau d’astrakan il faisait trente à l’ombre, sous les arcades de l’avenue celles qui lui tenaient un bras, celle qui est partie en ambulance, passant sous les tours en trombe, celle qui dormait dans une gondole somnolait rêvait yeux ouverts, celle qui pleurait sous le soleil la lune les étoiles et la force des astres, celle qui voulait porter une jupe, celle qui s’était coupé les cheveux à la garçonne son col rond un appartement traversant donnant sur un jardin, en face de celle qui vendait des fleurs, celle qui voulait gagner sa vie celle qui n’aimait pas qu’on l’appelle madame celle qui voulait qu’on lui donne du monsieur, qui s’en foutait des autres et de leurs petits désirs mesquins et leur crachait dessus sans un mot, celle qui aimait le reste du monde et les gâteaux secs, buvait du calvados assise à une table de la brasserie, dans l’ombre du froid de la distance et des soleils qui illuminaient le cœur de son amoureux qui pour elle portait un costume rose trois pièces et des chaussures bicolores, celle qui revenait voir sa mère deux ans après l’avoir quittée sans la prévenir, celle qui un matin de retour avec un gros ventre disait à son père je suis revenue, celle qui ne voulait pas qu’on lui parle, celle qui voulait qu’on lui raconte des histoires, de celles qu’on oublie dès qu’on les a conçues et répétées, celle qui avait une voilette, rive gauche, celle qui ne portait jamais de pantalon, celle qui avait une perruque pour plaire à son mari, celle qui dormait nue dans une chambre désormais seule pas loin des quais les bateaux beuglaient elle dormait rêvait et le soleil était là qui baignait les persiennes, et les lunettes de soleil, et les bijoux, la montre de son grand-père au poignet tissée d’or, elle aurait aimé rester seule, celle qui ne voulait pas qu’on lui parle, celle qui racontait des histoires drôles en les embellissant pour qu’on en rie ensemble, celle qui voulait qu’on lui raconte regardait son verre vide, la table le serveur et son amant assis en face d’elle, celle qui ne voulait pas pleurer, celle qui voulait qu’on la trouve forte, qui prenait des cours de cuisine, qui servait des fleurs et faisait des bouquets assortis, des étoiles noires tatouées au cou, celle qui courait et se jetait dans les bras du premier venu, de la première partie, des autres pour qu’on puisse enfin respirer, celle qui n’avait pas la foi mais qui les mains jointes et les larmes aux paupières priait pour qu’on n’en parle plus, celle qui restait assise quoi qu’on puisse dire énormités bassesses obscénités poésies, celle qui aimait regarder à travers les voiles, celle qui voulait que le temps passe plus vite et courre à travers les rues, celle qui ne voulait pas en faire les frais, celle qui tenait trop à la vie, celle qui ne voulait pas qu’on la lui fasse, qui savait qu’on la lui ferait et qui l’attendait son verre vide devant elle, à la table, et le serveur qui s’occupait des clients de son rang, celle qui s’était arrêtée là parce qu’elle avait enfin trouvé ce qu’elle avait toujours cherché, celle qui ne voulait pas le savoir, celle qui en savait trop parce qu’on lui en avait déjà trop dit, celle qui restait seule, le soir, devant son miroir à regarder le jour s’en aller derrière son image, celle qui avait des yeux de ce que tu voudras après tout je m’en fiche, celle qui courait les boutiques, celle qui voulait assister aux obsèques de ce salaud, celle qui ne voulait pas qu’on lui parle de lui, celle qui aimait l’absinthe et la petite cuillère sur la table devant elle, assise et les yeux perdus au fond de l’alcool, celles-là et toutes les autres, les cheveux frisés, les yeux peints, les jambes fortes, les fesses rebondies, pantalons jupes shorts, cette robe de mariée, ce cardigan rouge, ce si joli petit foulard, celles qui courent ou qui s’échappent, toutes celles-là qui sont si belles et qu’on aime, qu’on a perdues, qu’on n’a jamais vues, toutes celles qui vivent et donnent au monde et des hommes et des femmes, celles qui vivent et meurent toutes celles-là avant nous, celles qu’on a toujours aimées celle qu’on a toujours haïes, les belles, les moches les rondes les plates les carrées et les cubiques fortes comme des turcs ou rieuses splendides ou sublimes, celles-là qu’on regarde passer et qui savent qu’on les désire, celles qui s’en foutent pas mal elles ont leur dimanche qui est à elles, celles qui sont comme dans les chansons, celles qu’on fredonne et qu’on oublie, c’est dommage quand on oublie une chanson c’est ainsi qu’elle meure, celles qui nous ont porté.es, elles sont là, elles, nos mères

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

5 commentaires à propos de “Elles”

  1. celles qu’on aimerait avoir rencontrées, même si on n’est pas très sure que cela se serait bien passé
    celles qu’on ne peut qu’aimer, quitte à penser à leurs soeurs inconnues

  2. . ».. celle qui dormait nue dans une chambre désormais seule pas loin des quais les bateaux beuglaient elle dormait rêvait et le soleil était là qui baignait les persiennes… celle qui n’avait pas la foi mais qui les mains jointes et les larmes aux paupières priait pour qu’on n’en parle plus  » celle que vous chantez et qu’on oubliera pas.

  3. je crois en connaitre pas mal de ces celles, oui je les reconnais comme miennes. Magnifique.