Elles

Elles

Elle, fondatrice, lignée aux noms multiples, de l’Espagne exilée, tablier noir, yeux perçants, une nichée ( six) autour d’elle, qui pisse sur le charbon pour le rendre plus lourd, quelques sous de plus et toujours le soleil aveuglant.

Elle, fondatrice,  bannie de son village pour un enfant sans père ( il l’épousera après), marchant dans les rues d’Alger, une petite échoppe bientôt, multi services, et repas assurés, un signe au henné sur le front, des jupons colorés et la mer.

Le nom des montagnes s’est perdu, elles sont si vieilles

Elle, sœur de la première fondatrice, robuste, en mouvement perpétuel, tellement qu’elle a disparu dans les bras d’un Spahi, un jour de Siroco, elle reviendra plus tard, une veuve de plus.

Elle, grande femme, vêtue de gris, toujours, les cheveux en arrière, silencieuse, devant un mari souffrant d’une guerre de trop/un enfant( garçon) dans ses jambes, dans ses bras, une tendresse violente jusqu’à la folie finale.

Elle, maigrelette, souffreteuse, bousculée, balayée, le regard qui se perd sur ses ouvrages de couture, vêtements de bordel, à livrer coûte que coûte, une fatigue annoncée et trois petites filles qui ne jouent pas à la poupée et qui cousent, qui cousent.

 Elle, la sœur de la maigrelette, lionne farouche, une gardienne de l’ordre, sans pitié pour ceux qui rôdent autour du feu éteint/elle n’aime pas les hyènes ni les chacals.

Elle, veuve sévère, de noir vêtue, les mains croisées souvent sur le tablier gris, sans sourires, sans rires, sans paroles, un regard perdu au-delà des tranchées, un regard qui ne reviendra plus au présent.

Les ogres ravagent la terre encore et encore

Elle, le soleil s’est éteint peu après, rapide ce passage, à peine un sourire, une larme. Tout était dit.

Elle, renfermée sur la couturière, elle livrait et se taisait, elle fuyait l’école, une boule d’inquiétude, les yeux noirs se voilaient de désespoir enfantin, jusqu’au jour du départ, elle aurait dit enfin, un autre chemin.

Elle, la dernière de la couturière, agitée, provocatrice, menteuse jusqu’à son nom, les chaussures planquées le samedi soir pour aller danser, s’échapper à tout prix des cris silencieux de l’ennui de cet appartement atelier qui sentait le détergent bon marché.

Elle, poupée de cire, poupée de son, des robes en vichy, be bop a lula, des virées en scooter, scandaleuse de blondeur ( fausse) au milieu des brunes et bruns, insouciance et un terme douloureux, longtemps après.

Elle, sérieuse, écolière modèle, les jupes serrées, la bouche pincée , un regard noir qui dit autre chose, un rire qui étonne, un rire de gorge sans joie mais affirmé/ le désir à portée de main/un mariage avec un divorcé/une honte familiale/une joie d’un départ.

Trouver un pont entre les deux rives et danser une dernière fois dans les ruines de Tipasa.

Elle, dont on tait le nom, elle qui hante les rues du vieux Marseille, de tapins en bordels, sa trace se perd, sa trace se tait/exclue à jamais.

Elle, boiteuse, le visage déformé, paralysie de la bouche, un œil vitreux, un curiosité, incasable, vieille fille de naissance, dans l’ombre de parents riches et commerçants, anesthésiée de vie.

Elle, ronde, une tendresse de beurre, des cheveux frisés, une enfance contre cette sœur déformée, à la bercer et lui dire que l’ailleurs existe et qu’il est irisé, jusqu’à un sourire, jusqu’à un espoir.

Elle, grandie trop vite, un chemin de sexe comme une rente, enfin riche d’un presque vieillard, une douleur infinie d’une enfant perdue dans un accident de Caravelle, non élucidé encore, la mémoire assassine, effacée  le cri étouffée, Alzheimer en toile de fond.

Personne, niées, niées, devenues niées, Cosette en réplique par milliers.

Elle, dernière fille d’enfants à la pelle (8), une ambition vorace de sortir des murs rouges de briques d’un Roubaix de cauchemar, le textile et l’aiguille, un magasin miteux certes mais coutière particulière de clientes qui ne faisaient que rêver les magasines.

Elle, une Miss de quartier, concours de beauté, dérisoires mais de quoi se forger un rêve pour la suite, une suite imprévue dans l’alcool et les remords, le canapé rouge pelucheux et râpé, un prix gagné est toujours à la même place.

Elle, la fille unique de la couturière particulière, blonde et volontaire, des yeux bleus perçants, une vélocité particulière ( championne de 400m) qui la pousse à déménager fréquemment quand elle a fait le tour de sa vie, la nouveauté comme bouée de sauvetage.

Elle, la fille de celle aux yeux noirs et au désespoir enfantin, une blessure de l’exil jamais refermée, le féminisme en cadeau, des luttes pour les autres en s’oubliant parfois dans ces malheurs qu’elle accueille, ceux qui traversent les mers pour respirer enfin.

Lui, enfant je suis enfant je reste dans le crâne de mes poupées mortes celles qui jonchaient mon lit en désordre pour ne pas s’enfuir.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »

Un commentaire à propos de “Elles”

  1. Comme des mini-portraits qui vont à l’essentiel des vies, avec en toile de fond, une énergie qui balaie les obstacles. Ma lecture du moment en tout cas. Merci !