Visages de l’Ami

Et à mesure que le souvenir d’Athènes se recomposait en son esprit, Pierrot oubliait le visage parfait de l’Ami.


À l’aéroport en avalant sa bière, juste avant l’avion, il n’avait pourtant pensé qu’à lui, ce visage, les traits fins comme un visage d’acteur anglais, la fine moustache très droite, horizontale, qui découpait précisément le dernier tiers de la face et construisait son harmonie, en accord avec les deux sourcils exactement parallèles, et dont la courbure du nez imposant offrait la ligne de fuite. Et Pierrot s’était encore souvenu à l’aéroport des yeux toujours brillants, noirs comme des schistes, pupilles dilatées souvent – car l’Ami avait, à cette époque au moins, ses habitudes de grand rouleur de joints, et les a-t-il conservées ? –, pupilles qui plongeaient au coeur de chaque être regardé comme dans une maison vide, et fouillaient à l’intérieur avec ou sans consentement ; et l’Ami avait souvent regardé Pierrot droit dans les yeux, et dès la première fois qu’il avait fait cela Pierrot avait compris qu’il ne serait plus question, jamais, de lui échapper.


Mais ensuite, dès le premier trajet dans le métro, par un phénomène de compensation étrange, approchement-éloignement du souvenir dont il ne cessait d’interroger les causes, Pierrot n’avait plus été capable, par exemple, de recomposer aussi précisément la finesse de la moustache qu’il avait su le faire à l’aéroport. C’était le plan du métro athénien, si souvent emprunté cinq ans plus tôt, qui avait chassé de son esprit les détails les plus vifs du visage de l’Ami. Quelques heures auparavant, il avait pu situer le moindre follicule pileux entre sa lèvre supérieure et ses narines ; dans le métro, il avait eu beau se concentrer il n’avait déjà plus vu plus qu’un trait de crayon noir tracé à la règle sous le nez. Autour de la bouche et jusqu’à la fin du nez, les fossettes du sourire, creusées presque en permanence dès que l’Ami dans un bar avait terminé sa seconde pinte – oh cela il s’en souvenait, s’en souviendrait toujours espérait-il –, ses fossettes là n’apparaissaient plus dans l’esprit de Pierrot comme des rigoles malléables, mais plutôt semblables à de grosses gouttières fermes et saillantes, caricaturales, qui tendaient la peau comme des épingles à nourrice.


Un peu plus tard encore – c’était au moment d’entrer dans le Small World – Pierrot n’avait même plus été capable de remettre la longueur et l’ondulation de la chevelure – oh la chevelure !, c’était pourtant le trait le plus aisément remarquable de la physionomie de l’Ami : cheveux si bruns, drus comme les blés, toujours propres, casque soyeux duquel s’échappaient quelques élégantes mèches folles, et recouvrait la moitié haute de ses oreilles d’une gaze légère. Et la bouche également, son souvenir l’avait perdue ; quelle blancheur relative de ses dents, quelles dents ébréchées ou jaunies ? ; les lèvres de l’Ami demeuraient fines, Pierrot le savait, mais quelle finesse précisément ? Cette finesse de lèvres retroussées sur l’envers, pour donner l’aspect boudiné de celles des vieilles dames habillées pour l’hiver ? Ou lèvres simplement étroites et maigres, délicates sans être fragiles ? ; ou encore des lèvres de gouteur de vin ou des lèvres de poète qui ne saurait mieux dire ?


Pierrot avait tout perdu du visage de l’Ami, car Athènes avait mangé le visage de l’Ami. Et l’outrage d’Athènes fait à l’Ami était insupportable, alors, dans la cellule où Wanderley s’était endormi paisiblement – son coeur pris au piège entre les quatre murs humides, le manque et les paroles incompréhensibles des flics qu’on entendait depuis leur misérable guérite –, Pierrot prit le petit carton à dessin qui était posé sur ses genoux, écarta la main du dormeur pour saisir le morceau de fusain puis se mit à l’ouvrage. Il fallait retrouver le visage de l’Ami malgré la mémoire mangée par la ville, et selon sa montre il dessina deux heures, mais Pierrot savait que c’était peut-être moins, peut-être plus, et que cela n’avait aucune importance. Il cessa seulement de dessiner quand Wanderley émergea ; il observa le résultat et en éprouva un profond dégoût.


Ce qu’il avait dessiné sur le canson n’avait plus d’un visage que la forme ovoïde ; boursoufflures partout au menton et sur le crâne, disparition des lèvres qui se confondaient avec le nez, le même nez exagérément courbe et proéminent, dénué de narines, et l’arrête même du nez ne laissant aux yeux qu’un espace minuscule pour éclore de la chair grisée, laissant apparaitre deux billes sombres et plates qui figuraient les prunelles. L’Ami était sans cheveux, ou plutôt les cheveux ne devaient pas être sur le crâne mais en sorte de lévitation à quelques millimètres au-dessus, et c’était une succession de traits appuyés, à la manière des enfants lorsqu’ils dessinent des brins d’herbe mais réalisés avec la rage contrôlée d’un adulte en colère. Et Pierrot désespéré, apeuré de ce qu’il ne savait rendre grâce à l’Ami, Pierrot comprit enfin qu’il n’y avait jamais eu dans son esprit de véritable souvenir photographique de l’Ami, comme il s’était ingénié à se le représenter – oh comme il s’était menti à ce propos ! – mais une chimère, la matière même des fantasmes, mutante dont il fallait instant après instant confronter les propriétés changeantes avec le présent infini, l’absence infinie de l’Ami, cette nuit athénienne qui refusait de finir.

A propos de Thomas Terraqué

Né vers l’Ouest, juste après le début de la fin.