#enfances #01 | Faire la quatrième, descendre le chien, des abeilles plein la 4L

Faire le ou la quatrième, c’est entrer dans la pièce sombre, prendre sa place là où la toile cirée colle un peu moins aux avant-bras, partager la portion de saucisson et commencer la partie de tourne ou de vache, variantes du jeu de belote. Dans ses mains, capables de tenir chacune deux gros œufs, les cartes paraissent un bien moins encombrant éventail que dans les miennes. Je n’ai pas de souvenir de la Glaudia en plein air, sauf à la voir descendre en boitant l’escalier pour aller-venir à la cave ou au poulailler ou héler son mari Joseph pour le faire revenir en quatrième vitesse du jardin. Ici, dans la semi-obscurité que rarement contredira l’ampoule constellée de chiures de mouches, malgré les serpentins de scotch couverts de grains noirs aux ailes déjà ternies ou encore vaguement brillantes ou vrombissantes; elle règne, de son imposante stature casée sur un coussin qui déborde de chaque côté de la large chaise en bois avec accoudoirs. Elle domine la table, habilement placée dans l’alignement du fourneau, où elle ira, dans un lourd raclement de chaise, et une lente levée de carcasse, rajouter une bûche ou rectifier quelque assaisonnement d’une soupe qui n’en finit pas de bouillonner, et juste devant le téléphone, bien caché sous sa housse, dont elle craint la rare sonnerie, sauf les appels prévus et pour lesquels elle aura plaisir à faire décrocher les invités. Sous son chignon gris, son visage est une sorte de masque, impassible, à nombreux replis de peau, double menton, bajoues et paupières gonflées. Peu bavarde, maugréeuse à ses sombres heures, elle a tout un tas de gestes et moues lents , la main droite ne se soulevant pas à plus d’une dizaine de centimètres, pour accompagner les faits de jeu de la partie, même si jamais la colère ne se fait entendre, mieux vaut éviter les erreurs et lui couper un as ne se fait pas sans appréhension, jamais sûre qu’un regard noir ne puisse s’accompagner d’un plus ou moins terrible sort.

Descendre le chien en croisant les doigts pour ne pas croiser Rex. Rex, le gros berger allemand du concierge, Marcel : lunettes double foyer, un trousseau de clé toujours dans la main droite , la gauche restant en creux, comme celle d’un playmobil. Trembler à l’idée que la porte ne s’entrouvre pour libérer le fauve, griffes rayant parquet ou pierre, grognement rauque toutes canines dehors, bagarre inévitable que seuls la poigne ou le pied paternels pourront contrôler….
Pourtant, quand la porte est poussée pour rendre visite à Georgette, Rex fait la carpette, vieux toutou bedonnant et grisonnant, remuant vaguement la queue avant de laisser retomber lourdement corps et tête au sol. Georgette, pourtant adulte, mais haute comme trois pommes, qui me gagne, encore, mais plus pour très longtemps au concours de taille. Des petits marche-pieds, tabourets , pour s’asseoir sur les chaises ou atteindre des objets sur le dessus des meubles, une canne, parfois même deux, si elle veut aller très vite, qui se termine par trois petits pieds gris, comme des ongles d’éléphant. Elle peut marcher sans, mais c’est dangereux car si elle tombe, ses os se cassent comme du verre, c’est d’ailleurs le nom de sa maladie, comme le pianiste Petrucciani répètent les adultes. Peut-être que c’est en chantonnant que Georgette a domestiqué la fureur du chien de garde et d’attaque.


S’il voyait trace de vie en passant, il s’arrêtait boire un canon, le tonton Marcel. Il portait un bleu de travail, avait donc dû être ouvrier, peut-être d’ailleurs en mobylette avant la 4L. Il allait-venait dans la vallée le tonton, jamais trop dedans, sauf l’hiver, trop encombrée la maison, labyrinthe de tous les objets que la tatan refusait de jeter, même si les colonnes de piles de magazines ou cartons menaçant de s’effondrer rendait aventurière la traversée du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Un béret aplati sur le côté de la tête, de gros godillots noirs, il affûtait à la pierre couteaux et sécateurs, mais pas la faux, engin à vous y laisser une jambe. Il taillait la vigne qui vivotait en l’attendant, épaississant sa peau, chargeant ses grains de tanin, grains noirs qu’il bleuirait de bouillie bordelaise avant la médiocre récolte des quelques grappes qu’il rajouterait à sa piquette maison assemblage de tous les cépages des maisons qu’il visitait. Il n’avait pas de vigne à lui, mais était le dernier bouilleur de cru de la famille, sans héritier direct à qui céder ce droit de l’alambic, que de toute manière les nouvelles lois interdisaient de transmettre, double malheur. Ses visites étaient souvent rapides, j’traîne pas, j’ai des abeilles plein la 4L, sans autre matériel d’apiculteur qu’une casserole et une louche pour taper dessus, stopper la danse des abeilles au son de la gamelle.

A propos de sophie grail

Après une grande vingtaine d’années en région lyonnaise, vis depuis bientôt une petite entre Léman, vallée verte et blanches montagnes... sans renier racines ardéchoises et tête en terres corses, balinaises ou cévenoles... dévoreuse ou passeuse de livres, clame haut et fort les mots des autres ( accompagne aussi depuis quinze ans les élèves de CM2 à jouer avec les leurs et en apprivoiser d’autres) sans jamais trop extérioriser les miens (sauf en labyrinthiques cérémonies secrètes). Alors sourire de me livrer en tiers-livre sans pseudo ni hétéronyme ... (Interviens discrètement sur Facebook via Sophie Sopibali)