#enfances #04 I Walter Benjamin, un petit 38

Ouvrir la fenêtre au vent chargé d’embruns, résidu de tempête arrivant de l’ouest mêlé à la vague d’air froid en provenance du nord. Il prend de plein fouet le bâtiment posé en travers de sa route, s’engouffre dans la chambre, fait chuter les températures. Se déshabiller devant la fenêtre et commencer à grelotter. L’air glacé saisit le corps, le raidit, chahute les cheveux, hérisse la peau en chair de poule. Décompter les secondes, les minutes nécessaires pour que le froid lèche le corps, l’anesthésie, pénètre au plus profond des os. S’il pleut c’est encore mieux. L’eau glaciale essore le corps frigorifié, l’enserre dans un étau, les lèvres bleuissent, les dents s’entrechoquent. Refermer la fenêtre, se rhabiller, éponger le sol et attendre une montée en flèche de la température pour que maman s’affole et ordonne : au lit. Ce qui signifiera : Plus d’école, plus de corvées, des draps propres changés chaque jour à cause de la fièvre et une bouillotte en brique rouge chauffée au four enveloppée dans du journal et glissée contre la plante des pieds. Mille attentions précieuses et une paix royale. Le cerveau embrumé baigne dans une torpeur désirée jusqu’à l’arrivée triomphale du coquetier en porcelaine, bouquet de fleurs sauvages peintes sur son contour : bleuets, coucou des bois, primevères. Une merveille de miniature exécutée au pinceau fin avec un œuf rond et chaud blotti dans son creux. Luxe suprême, c’est maman qui découpe le chapeau, souffle pour éviter qu’on se brûle, mouillettes parfaites préparées sur un plateau rond en bois incrusté de nacre, œuf toujours suivi d’un bouillon de vermicelles et d’une pomme râpée. 
Cette fois encore le thermomètre ne s’est pas affolé même si le rhume est là avec sa toux grasse, son mal de tête, ses aiguilles plantées au fond de la gorge, mais la température n’a pas atteint les 39°, elle s’est arrêtée à 38°4, une broutille pour maman qui signifie pas de dispense d’école, pas de suppression de corvées et surtout pas de coquetier en porcelaine, objet unique et précieux qui reste la plupart du temps rangé dans la vitrine du buffet à côté de la fontaine à whisky et ne sort qu’en de rares occasions. Maman hausse les épaules : non tu n’es pas malade, comme elle peut affirmer parfois avec une vraie mauvaise foi quand on tombe : Rien de grave, tu ne saignes pas. Bien sûr que c’est absurde et injuste mais il ne reste plus qu’à moucher son chagrin et son nez, avaler un cachet de Lisopaïne et prendre le chemin de l’école sans oublier d’aller chercher le lait à l’épicerie du coin, d’acheter du pain, de passer chez le teinturier, de ramasser le courrier, ranger sa chambre tout en calculant le temps qu’il faudra tenir la prochaine fois pour être sûre d’atteindre les 39° et pouvoir bénéficier du coquetier tapissé de fleurs printanières qui magnifie tout.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo sur Wikipedia, ou directement sur la baleine cargo.

2 commentaires à propos de “#enfances #04 I Walter Benjamin, un petit 38”

  1. Quelle histoire si bien racontée. Merci pour cette ambiance, entre douceur et rudesse et la finesse des fleurs du coquetier. On partage l’envie de la petite fille de manger un œuf