#enfances #07 | étrangetés

Caoutchouteux. Et ce que cela comporte d’un peu répugnant. L’odeur qui remonte. Epaisseur et dureté de la peau, qui pourrait devenir poisseuse. Un objet dont on ne sait que faire, étonnamment décevant. Et rigide.

Visage. Les lèvres entrouvertes sont couvertes d’un fin trait de laque rose dont l’épaisseur forme un léger relief brillant qui détonne avec la matité du caoutchouc de la peau. Figées dans leur entr’ouverture, elles recèlent un petit trou rond désagréable, censé recevoir la tétine d’un biberon en plastique sous-dimensionné contenant un lait blanc qui ne s’écoule jamais. Sa tétine (absurdement) ronde, telle une demi-sphère, est surmontée d’un cylindre minuscule devant s’adapter au trou d’entre les lèvres. Le biberon est rapidement perdu. Ou n’est jamais retrouvé que quand il n’est pas nécessité, ré-examiné alors, toujours débordant des défauts inhérents à sa facticité. Presqu’aucun souvenir de ce poupin recevant à manger. De ce baigneur recevant sa tétée de plastique dur. D’entre les quatre murs de la mansarde qui paraissent se rapprocher, un souvenir s’impose en gros plan, teinté de désagrément, sur la bouche fichée du trop petit biberon. Dans l’image rentre l’osier blanc d’un landau.

Des yeux, les paupières se soulèvent et se reposent. Ce qui pourrait bien être un miracle en soi, mais une fois le côté mécanique perçu – ce qui se fait très rapidement :  relever, coucher, relever, coucher le bambin –, cela participe du sentiment de rejet silencieux que le jouet suscite. Etonnamment bien faits, les yeux sont d’un bleu très clair. Aussi clairs que ceux de Blanche (de ses yeux à elle toutefois, les branches des iris sont emmêlées).

En une couche très fine, les cheveux marrons clairs sont directement peints sur le crâne, lequel comporte des reliefs qui miment les boucles de l’enfançon. Ils auront tendance à ne pas supporter le lavage, à s’estomper, à montrer des traces de griffures (de façon un peu incommodante).

Dans le dos, autre élément perturbant, regretté, une sorte de capsule ronde, grillagée, en plastique couleur chair est incrustée, haut-parleur par où s’échappe un son très simple, très pauvre, une portion de pleur qui ne s’obtient qu’à secouer le poupard. (Le mécanisme se détachera de la capsule où il était fixé et flottera à l’intérieur du corps, on l’entendra faire ploc ploc quand il s’agira de retourner la poupée pour ouïr son pleur, son embryon de plainte.)

La couleur de la peau est partout la même, uniforme. Partout le même beige-rose.  Quelques vêtements, peu de change.  Comment tenir cet enfant dans ses bras, la raideur de ses membres quand on le serre contre soi. Cette raideur, Blanche la ressent encore aujourd’hui. Comment l’asseoir. Les genoux qui ne se plient pas, les coudes qui ne plient pas. 

Il y a quelque part ailleurs dans la poupée un trou. Un autre petit trou rond. Est-ce entre les fesses? Jumeau de celui entre les lèvres. Il n’y a pas de sexe. Il n’y a rien à l’endroit du sexe.

Plus tard, viendra une autre poupée, plus grande, une petite fille aux cheveux blonds, longs, habillée bleu satiné. Probablement plus raide encore que le bébé, d’un plastique plus fin. Que faire d’elle. L’habiller et la déshabiller. Quoi d’autre. La transporter. Lui donner un nom peut-être. La baptiser distraitement. L’embarras face au sexe absent, l’absence de marque, s’est accru.

En compensation, par imitation peut-être de sa cousine, Blanche rêvera d’un autre jouet, qu’elle recevra de sa tante. Un petit chien, un petit chien électrique, est-il téléguidé, qui trottine et qui aboie. Petit, très, il est mignon. Il ne devient pas un compagnon. Il ne l’accompagne pas partout.

Impressionnée par Odradek, le texte. Le temps qu’il faut pour s’en éloigner, s’éloigner de la stupeur qu’il provoque. En perdre à consulter les internets pour en trouver une image. Chez Pierre Ménard, lire que c’est un mot inventé, est-ce un mot inventé, ce serait un mot inventé. Etre sûre maintenant de bien voir à quoi il ressemble, l’Odradek (chez PM, avoir découvert la peinture de Jeff Wall, l’Odradek, au bas des escaliers).

Découvrir que, selon Death Stranding, le jeu auquel je n’ai pas joué, mon compagnon, si, longtemps, F, l’Odradek de K serait inspiré par la bobine de SF, Sigmund Freud, celle de son Fort/Da. Pourquoi écoutant François Bon, avais-je moi aussi pensé à cette bobine de Freud?

Je ne sais toujours pas si l’objet est inventé, je suis franchement parfois dure de comprenure, dans mon souvenir, il y en a un, d’objet qui lui ressemble sans être lui. Je ne sais toujours pas d’où viennent les petits bouts de laine, à quoi ça sert l’objet. Je ne connais absolument pas, me semble-t-il, le Tricotin de F.

Qu’il y ait eu dans l’enfance quelques-uns de ces objets qui restent jusqu’à aujourd’hui absents d’utilité, c’est aussi ce que je reconnais dans le texte de Kafka, la proposition de F. Et, pour moi au moins, ces objets sont restés sans mot (Kafka le baptise). Observés, quotidiens. Restés enfermés dans une opacité qui leur seyait, naturelle. Est-ce que cela n’appartient qu’à l’enfance? Pouvoir observer un objet sans interroger ni son nom ni son utilité ni sa fonction. Ce temps où le monde était muet. Rescapé d’un monde encore muet. Je sais que ce n’est pas le sujet de l’exercice, de l’atelier. C’est là, cependant. Arrière-fond.

Benjamin, appris-je également, de l’odradek dans son Kafka écrit : « Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli « . Cela aussi me frappe, tant c’est au coeur de tout ce que je rencontre depuis que je suis inscrite à cet atelier, ce que je me coltine. Ce n’est pas cependant ma lecture, pas ce que j’y pressens, qui me rejoint dans ce que je me retrouverai à écrire ici, péniblement : j’y perçois ce qui ne s’est pas articulé, ce qui date d’un âge de la vie où les choses ne connaissaient pas encore le chemin de l’articulation, restaient silencieuses. C’est un peu ce que je découvre en écrivant cette poupée : je sais que je n’ai pas exprimé ce que je ressentais comme une déception et qui me laissait interdite. (Tandis, que l’ombre papillonnée d’un doute me frôle : cette déception, jusqu’à quel point n’a-t-elle constitué mon être). Et cette déception, cette sorte de déception silencieuse, qui cause le sentiment d’interdiction, je ne l’ai pas écrite. Je n’y suis pas parvenue. Mais, ça n’a rien à voir.

S’agissant des objets de Jean-Loup Trassard, je retiens l’adjectif initial, de lancement, je retiens ce que F dit des adjectifs : réduire tant que possible leur emploi, je retiens la simplicité de la description, je retiens, en énigme encore : ce qui fait le coeur de la littérature (les 4 roues peintes en rouge).

D’odradek : tenter de faire cela : que l’objet seul parle, pour ne rien dire.
J’avais espéré qu’un objet ou plusieurs remonte de l’enfance : aucun, sinon, très vite, l’odeur écoeurante de cette poupée.

(Question pendante : que redoute le père de famille?)

A propos de véronique müller

même si je perds le fil, je m'en sors plutôt bien mal.

2 commentaires à propos de “#enfances #07 | étrangetés”

  1. je retrouve les mêmes sensations que toi face à cet objet poupon censé être tendre et doux, en tout cas suffisamment pour remplacer un vrai bébé… tout le contraire… on dirait que tu l’as eu entre les mains le décrire si finement..
    (je n’ai pas eu de poupée ni de poupon quand j’étais enfant, on m’a offert ma première poupée très tardivement vers 10 ou 11 ans… et elle était plutôt jolie, l’habiller et la déshabiller, la coucher, la promener, quoi faire d’autre ?)
    drôle de concept que celui d’Odradek ! tes notes m’éclairent un peu, n’ayant pas eu le loisir de l’étudier alors au cœur de la fièvre…

    merci pour ce travail et cette exploration…

  2. Oui, j’en ai eu un…. Cet objet m’a plongée dans une sorte de perplexité et a entraîné une forme de déception, dont je ne sais pas si je dois chercher à les formuler, exploiter davantage.
    Perplexité, oui.
    Avais-je demandé une poupée? Probablement. Je crois que j’étais assez conventionnelle, et probablement, je devais demander ce que les autres demandaient. Mais, à quoi est-ce que je m’attendais?
    C’est tellement lié à la vie, à la maternité peut-être, à la féminité, au rôle à endosser, je ne sais pas. Il y avait une sorte de déception par rapport à l’ersatz. Le poupon était en fait très bien fait. Mes parents avaient un très bon choix.
    J’ai également reconnu la déception de Nathalie Sarraute avec la plus grande poupée.
    Au fond, quand elle fait la leçon à ces petits personnages qu’elle bricole elle-même, censés représenter ses camarades de classe, et qui n’ont rien de « ressemblant », cela lui convient beaucoup mieux, convient mieux à son imagination, que cet objet ressemblant où l’imaginaire n’est pas investi de la même façon, mais qui impose au contraire une image qui se plaque sur ce qui pourrait être « pensé » de la maternité, de l’être féminin, du corps… que sais-je… j’ai le même sentiment de rebutement face aux images de synthèse…
    Enfin….. Tout ça…. Les ateliers nous mène toujours en des endroits où nous n’aurions jamais pensé aller.

    L’odradek : Très reconnaissante à François Bon de m’avoir fait découvrir ce texte, que j’avais probablement lu ( et oublié il y a longtemps), mais la façon dont il fait résonner les textes et amène à ce qu’on les investisse dans un travail personnel, c’est…

    Merci Françoie d’être passée et de m’avoir confié test réactions !!