#été 2023 #04 bis l la petite fille à la fleur

1 – C’est l’été, la mère a sorti son appareil photo. C’est un Nikon argentique FM2. Si il lui arrive parfois de prendre des photos en couleur c’est cependant rare. Elle préfère se réserver pour le noir et blanc qu’elle développe dans la cave cuisine où elle a installé un petit labo.

Cet été-là, elle fait des photos de la petite fille. Elle a un an et demi. Elle la photographie dans le jardin. Le jardin est petit mais joli, il est à front de rue. Le jardin est ensoleillé et entouré d’une grille en fer forgé noir. La maison est très particulière. A bien des égards elle ressemble à un ancien octroi ou même à un temple grec. La porte d’entrée est centrale, il y a une volée d’escaliers de pierre qui y mène. Une petite rocaille la borde. La porte d’entrée est entièrement vitrée. Des vitraux bleu de Venise. L’entrée est bordée de deux imposantes colonnes doriques de pierre. Elles soutiennent un balcon au premier étage. La façade de la maison est presque carrée. Un petit étage. Un toit en trapèze.
La mère photographie la petite fille debout parmi de grandes marguerites. Son visage est tout rond. Elle a des cheveux courts et clairs. Elle est vêtue d’une robe de coton en vichy clair. Sur le devant de la robe, une fleur stylisée est brodée. Dans la main droite, elle tient aussi une fleur. Elle serre la tige du bout des doigts et la regarde d’un air un peu renfrogné. Dans un décor de grandes marguerites une petite fille tenant à la main une fleur porte une robe dont l’avant est brodé… d’une fleur.

2 – Eté suivant, la mère a ressorti son appareil. On passe quelques jours chez un ami. Un ami du père. C’est un homme plutôt surprenant, il a beaucoup d’humour. Mais son humour tourne vite au sarcasme, il peut être piquant, voire enragé à ses heures. Il vit avec femme et enfants dans un manoir trônant au centre d’un village de province. Une maison de maître entourée d’une grille haute et noire et d’un vaste jardin à la française. Il y a dans le domaines d’anciennes écuries, et un garage à calèche. L’ami, c’est plutôt les voitures à moteur qui l’intéressent. Il a fait construire, tout à côté du garage à calèche, un hangar en tôles ondulées dans lesquelles il entrepose sa collection d’ancêtres, de vieilles Citroën qu’il répare et restaure depuis des années. On le voit dès le matin déambuler en bleu de travail graisseux à travers le jardin et le domaine. Par-dessus le bleu, un visage émacié aux yeux vifs et grinçants qui se terrent derrière de fines lunettes aux verres ovales, le menton est enfoui sous un bouc noir.

Cette année-là aussi, la série de photos est prise à l’extérieur. Ce sont à nouveau des photos de la petite fille. Elle a cette fois deux ans et demi. Elle est assise dans une voiturette à pédales, un modèle de course et parcourt les allées du jardin, des allées de terre battue. Elle glisse, lentement, entre les jardinets carrés entourés de buis. La mère réalise une série de portraits. Dans l’immobilité des instant fixés par les clichés, on sent le mouvement de la voiture qui la grise. Le sentiment de puissance que l’on a à faire avancer ce petit bolide. La petite fille, cheveux clairs et courts, yeux vifs, conduit avec une joie intense la voiturette. Elle porte une blouse à carreaux, une sorte de tablier d’enfant en tissus de crêpe structuré. On voit ses mains qui s’accrochent avec ténacité au volant de plastique noir. On aperçoit le chiffre 23 sur le devant du capot allongé de la voiture. Sur l’une des photos, la fillette a le visage concentré sur la conduite, la tête légèrement en avant, les sourcils froncés. A l’arrière-plan, la façade de briques rouges de la maison, côté jardin, une vigne vierge s’accrochant aux murs, des volets blancs ouverts sur chacune des fenêtres, une deux-chevaux, garée devant une des portes et plus loin, un cadre de moustiquaire déposé contre un soupirail. Devant la porte arrière centrale menant sur le jardin, une porte en bois à deux battants surmontée d’une marquise de verre soutenue par deux colonnes de fonte blanches, un portique de balançoire sur lequel un enfant, de dos se balance. Une deuxième photo de la série montre la petite fille de profil. Toujours au volant de la voiture. On la dirait qui rêve en regardant la route au loin, sa bouche est entrouverte, quelques mèches de ses cheveux volent au vent. Derrière la voiturette, une haie de buis basse, fine (elle ne doit pas excéder les 60 centimètre de haut). Dans le jardinet que la haie encadre, une rangée de jonquilles en fleur. Sur la droite de la photo, un vieux banc de bois peint. Puis la deux-chevaux encore et un arbre au loin. Un marronnier peut-être. Sur la troisième photo, la petite fille, toujours au volant de la voiturette (mais elle semble à l’arrêt cette fois) regarde la mère avec des yeux étonnés. Sa bouche est ouverte, une bouche toute ronde comme celle d’un poisson, ça crée dans la photo comme un trou, un trou noir qui happe le regard. On y lit le mystère de la vie toute entière vécu par un fillette qui découvre peu à peu les joies intenses de l’existence.

3 – C’est l’été. La mère a sorti son Nikon argentique FM2. Elle photographiera la petite fille. Toujours aucune photo du fils. Ni du père. Juste la fille sur les photos. Cette fois, et pour la seule fois, la photo sera en couleur. Il fait chaud, ça se sent à la blancheur de la lumière presqu’aveuglante qui tombe sur le corps et le visage de la petite fille. La photo a dû être recoupée car elle est haute et étroite. D’une dimension inhabituelle. En arrière-fond on aperçoit l’avant d’un château de style moyenâgeux. Les pierres sont en gros moellons brun rouille, les tours, circulaires et crénelées. Les fenêtres, nombreuse, sont petites. Au sol, un parterre de graviers blancs. A l’avant-plan et sur la gauche de la photo, la petite fille (elle doit à présent avoir 3 ans et demi) est assise. Elle doit être assise sur un muret bas mais on ne l’aperçoit pas sur la photo. La petite fille porte une robe jaune canari. Une robe très courte au tissus plissé. La robe est sans manches. Une robe qui fait penser aux années soixante, septante, au Swinging London. La petite porte toujours les cheveux courts. Elle a le visage tourné vers l’appareil photo. Elle tient à la main une fleur, peut-être une fleur de carotte sauvage. Juste derrière elle, on aperçoit d’ailleurs quelques mêmes fleurs qui pointent. La petite fille, le regard malicieux, tend la fleur vers l’appareil photo, vers le spectateur ou la spectatrice ou vers la mère. Même si le geste semble spontané, il y a quelque chose de fabriqué dans la photo, on sent la mise en scène. La petite fille fait penser aux figures de certains tableaux anciens ; renaissance italienne ou primitifs flamands. La petite fille a le regard franc, ouvert, et une fois que la photo est accrochée au mur, on constate que quel que soit l’endroit de la pièce où l’on se trouve, son regard vous suit et vous parle.

4 – C’est l’été. Jardin de l’ami du père. L’homme aux voitures anciennes. La petite fille a grandi, elle doit avoir 4 ans et demi. Elle a changé, C’est à présent une enfant, une jeune personne, ses cheveux ont poussé. Elle a cette année-là une coupe au carré. Ses jambes se sont allongées. On la voit grimper dans un arbre, un cerisier. Derrière elle, un peu plus haut dans l’arbre, un autre enfant, on ne voit pas son visage, juste le bas de son corps, c’est probablement son grand frère. La fillette porte une culotte short et un petit pull clair dont les manches sont légèrement retroussées. Son corps est de dos, caché par le feuillage. Son visage de trois-quart. C’est probablement a l’appel de la mère qu’elle s’est retournée vers l’objectif. Le visage de la fille est barbouillé. De jus de cerise probablement. Les yeux ont quelque chose de sauvage, d’animal.

5 – Encore l’été. Les parents ont loué pour quelques semaines un château dans le Jura. Alors que le parement en ciment du château s’effrite doucement, on passe dans les jardins des journées paresseuses. La mère prend la fille en photo. Cette année-là elle a 5 ans et demi et la mère la fait poser nue. Sur la première photo, elle est installée sur la large main courante d’une balustrade en pierres naturelles qui fait le pourtour d’une terrasse et d’une coursive suspendue qui s’avance au-dessus du verger. La fillette est assise sur la pierre recouverte par endroit de mousse séchée. Une jambe est allongée et l’autre est repliée vers elle. Elle a les mains posée sur le genoux plié. Les mains sont étonnamment présentes, pleines d’une volonté propre. Alors que le visage, lui, est légèrement détourné, comme ailleurs, absent. Dans l’arrière fond, on aperçoit une colline boisée, en creux de vallée, un chemin. On a la sensation d’un lieu hors du temps et de la civilisation. On sait cependant que cette quiétude ne durera pas, que le domaine très bientôt sera vendu. Que le château, lui, sera rasé. Et que le domaine fera place à un zoning industriel dont une usine de matériaux plastiques. Sur une deuxième photo, la fillette est cette fois assise sur une chaise ancienne, en métal rouillé par endroits. La chaise est placée devant la balustrade dont les balustres ont des pieds ventrus. La fillette est assise sur une de ses jambes repliée sous elle. Une de ses mains tient le rebord de la chaise, l’autre est posée sur le genoux de la jambe dépliée. Elle a le torse de face. Ses cheveux ont été peignés pour l’occasion. Ses yeux ne fixent pas l’objectif mais se détournent légèrement, regardant vers le haut. Pour la troisième pose, la petite fille est adossée à un arbre dans le verger. Son visage et son regard à nouveau se détournent de l’objectif, une de ses main est placée sur son épaule nue, cachant ainsi son torse, l’autre main, elle, pend à proximité de son sexe.

Sur toutes ces photos où la mère lui a demandé de prendre la pose, la petite fille semble très à l’aise. Une sorte de naturel, de sauvagerie douce se dégage d’elle. La petite fille paraît se mouvoir assez naturellement dans cette atmosphère de présence absence induite par les regards et le corps qui se détournent. Face à la démarche plus artistique de la mère, on cherche peut-être à décrypter, lire les images qu’elle compose. En comprendre le récit, la narration. Les références. On chercher peut-être aussi à les rapprocher de figures qui traversent l’art du portrait photographique ou pictural anciens. Ou à les remettre en contexte. Les années septante, l’émergence du mouvement hippies. La mise en avant de la nudité comme symbole de libération des corps.

6 – Toujours l’été. La mère une fois encore n’a photographie que la fille. La fille, cette année-là a 6 ans et demi. Cette fois il n’y a qu’une seule photo. Et elle est prise non en extérieur comme les autres mais à l’intérieur d’un tram. La photo est floue. La fillette a les cheveux légèrement plus longs. Elle porte une robe courte ornée de fruits. Elle ne donne pas son regard à l’objectif. Son visage est fermé, le corps légèrement replié sur lui-même ne laisse à voir qu’une petite main rivée, agrippée à l’accoudoir du siège. Pourtant ce jour-là, on prend le tram pour la première fois. Cet été-là on est partis à trois. La mère et les deux enfants. Pas de châteaux ni de dépendances, on s’est rendus en Alsace. On loue un petit bungalow en moellons de ciment dans un village de vacances, des vacances organisées. Quelques mois plus tôt tout a basculé. Le père est parti avec l’étudiante, laissant la mère dans la désespérance la plus grande. La vie sans le père n’est plus la même. Elle a à présent un arrière goût de silence et de vide. Il a emporté avec lui quelque chose de joyeux et de fou qu’on ne saura comment retrouver.

7 – Cet été-là pas de photos. La mère a sombré peu à peu dans une tristesse indicible. Il n’y aura plus de nouvelles traces photographiques de la petite fille. Au retour des dernières vacances, la mère a rangé l’appareil photo dans son étui de cuir noir. Un Nikon argentique FM2 avec cellule intégrée. Elle l’a rangé dans le fond de sa garde-robe. Il lui arrivera peut-être de caresser l’étui de temps en temps. Mais sans plus. Elle dira sans doute des années plus tard avec regrets – « un jour, je ne sais plus comment, j’ai perdu ma créativité, j’étais créative pourtant avant».

A propos de Sybille Cornet

Je n’ai pas de page Facebook ni perso ni privée. Ni d’instagram. Et pas de site non plus autour de mon travail. Je sais que question communication c’est pas top. Je vis mieux dans l’ombre. Mais je travaille à tenter d’en sortir. Je suis autrice et metteuse en scène. Principalement de théâtre jeune public. Le théâtre jeune public est un milieu qui vit un peu en autarcie. On se connait tous et toutes. Et donc la nécessité n’est pas forcément là pour me pousser dans le dos. J’ai une pièce de théâtre publiée Le genévrier chez Lansman. J’ai un texte publié dont je suis contente, une ode aux pieds nus (La matière du monde) édité chez Post industrial animism. J’ai publié des textes poétiques dans un magazine que j’adore et qui s’appelle Soldes almanach, magazine assez branque sur les nouvelles utopies. Il y a une adaptation sonore d'un spectacle performance sur le Syndrôme de Stendhal que j'ai écrit et performé ici : https://www.dicenaire.com/radioautresauborddumonde . Pour le reste, j’ai écrit et mis en scène une bonne dizaine de spectacles, adultes et enfants. Ma compagnie s’appelle Welcome to Earth. J’ai aussi fait un peu de poésie sonore. Pour l’instant je monte un spectacle pour tous petits qui raconte une amitié entre deux arbres, un petit pin nain et un bouleau. Ça s’appellera sans doute Inséparables. J’accompagne une actrice slameuse qui monte un seule en scène autour de sa grand-mère et de l’avortement. Le titre : Bête d’orage. Je fais partie d’une commission qui octroie des aides à la création aux créateurices jeune public et je lis beaucoup de dossiers d’artistes. Aussi étonnant que ça puisse paraître, ça me passionne complètement. Lire des dossiers d’intention de spectacles m’intéresse parfois plus que de voir le spectacle lui-même. J’étudie aussi la dramaturgie (mais ne me demandez par contre pas ce que c’est ok ?). Ah oui, je suis belge et je vis à Bruxelles, ville que j’aime entre toutes.

4 commentaires à propos de “#été 2023 #04 bis l la petite fille à la fleur”

  1. Toujours l’impression d’être très maladroite quand il s’agit d’expliquer pourquoi j’aime. C’est le monde si vaste qui naît de ces photos, la vie qui littéralement en jaillit : la petite fille, le regard posé sur elle, la démarche artistique de la mère, le regard posé par l’adulte sur ces photos, le regard de l’enfant d’alors, qui pose, les lieux / mondes disparus, le rapport corps espaces devenus décors, le souvenir, les questions, ce mystère du regard, la quête. Enfin… j’aime vraiment beaucoup.

  2. Oui, c’est très beau ces 2 textes de la petite fille à la fleur. ce qui se dit du rapport de la mère à fille. et ça s’articule bien avec les vacances au château du colonel et le quator…