#été2023 #04 | La Victoire

à la Victoire, une jolie place aujourd’hui, une vraie place arrondie, avec cette colonne au centre d’un cercle oblong d’où partent une série d’arcs entrecroisés qui ont l’air, vus du ciel, de parfaites parallèles en fait, dans un espace courbe qui détourne leurs trajectoires, comme il dévie la route entre les cours qui se prolongent, de la Marne à Aristide-Briand, ça fait l’effet d’un astre schématisé, strié comme une boule de pétanque, qui s’enfoncerait sur une ligne souple, trop lâche peut-être, et c’est assez joli, d’autant que la colonne est torsadée, et au sol les pavés gris et les blancs des lignes, tout est comme ça, arqué, tordu, comme on dessinerait une fontaine sans fin, qui s’autoreproduit de bloc en bloc par décalage, de ligne déviée en ligne détournée, c’est ce que j’aurai jamais vraiment connu en fait, ou à la fin, mais la Victoire, c’est pas ça pour moi, la Victoire c’est un rond-point, un grand sens giratoire, à contourner autant qu’à traverser, c’est un terre-plein au milieu de deux voies, quatre autres pour s’y greffer, des feux, voitures à piler, klaxonner, bus accordéons qui soufflent, piétons pressés zigzaguant dans la circulation à l’arrêt, toujours un pour gueuler on sait pas d’où sur la place, non y avait pas encore le tram pour la traverser avec sa cloche électrique, et pourquoi t’as pas fait le tour plutôt, ? et d’abord tu vois rien c’est le soir, c’est la nuit, la Victoire c’est dans la nuit, dans les phares, sous les lampadaires, les enseignes, des luminaires…                                                   les pigeons, sous le porche déjà, un ou deux pour te suivre, sur un banc, ils arrivent, ils s’approchent, ils tournent d’un côté, de l’autre, un autre arrive, et puis un autre, une poignée bientôt à tes pieds, tout un groupe derrière toi, ils s’envolent même pas quand tu fais un geste, à peine surpris, ils sautent un peu plus loin, et reviennent, plus vite même, la concurrence, plus vite en se jetant sur le bout de pain que tu viens de jeter, sur une frite mayo ou un bout de viande qui vient de tomber, c’est pire, ils sont trois, quatre, un à chaque bout, on partage pas mais le morceau se coupe lui-même en deux, et ça fait six, huit pigeons, un la gueule pleine, deux ou trois à courir derrière, et les autres du haut du porche, qui décollent et foncent, attention la chiure en vol, et combien à boiter ? il y en a toujours un amputé d’une patte, sans serres, à marcher sur un moignon…                              et j’attends, longtemps j’attends sur ce banc de pierre à côté de la porte d’Aquitaine, un vendredi avant de partir, le matin ou entre midi et deux, j’sais plus comment j’tombe sur Mustapha, Mousse, ou plutôt c’est lui qui tombe sur moi, un grand bonhomme un peu dégingandé, des fringues plutôt démodées, un air comme ça à la Jackson Five, ça devait être ça coupe aussi, et une voix suave mais discrète, une verve libre avec de grands gestes de la main, et peut-être bien quelques yeux doux, Mousse te raconte comment tu vas le ramener chez lui mais avant comment il doit aller chercher sa beuh à Sainte Miche, et t’as même pas entendu la fin de son histoire pour qu’il est en route et t’as plus qu’à te poser quelque part, le banc, là, à deux pas du porche, une demi-heure, une entière, peut-être deux, tu penses un moment, ou deux ou trois, à te barrer, à rentrer sans lui, mais on y va… ? allez… et les flics ! à demander ce qu’il fait là, d’où il vient, sa carte d’identité, où il va, les études c’est pour quoi ? (pas de fouille, pas de fouille) mes papiers au passage, tu fais quoi ? la fac aussi ? vous avez pas toutes vos facultés ou quoi ? allez… et t’en mènes pas large de ce genre d’interpellation, pourtant c’est sobre, en tout cas ça a l’air, les flics autour de Mousse, un autre en retrait peut-être, les visages fermés, les questions franches, s’il fume, s’il en achète, à scruter ses papiers, et le temps qu’il a fallu avant de considérer ma présence, avant de me demander mes papiers, de me poser quelques questions, comme si tiens…                                                            pourquoi ? comment ? j’ai jamais su pour le nom, on peut le savoir facilement, sûrement, enfin pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre qu’il est lié à la guerre, la guerre, c’est quand même une affaire, ça, en matière de places, de monuments, de noms, mais la vraie Victoire c’est quand même le jour où les Girondins battent la machine du Milan AC, trois buts à zéro, et le bordel que ça fait en ville, déjà le monde pour aller chez Merle derrière le stade, le parc des Princes, à boire une bière ou deux d’abord, et un joint, production hyperlocale des plants dans le placard à porte coulissantes sous un néon à lumière naturelle, à en rouler deux ou trois autres pour après, une autre bière pour la route, et on est pas les seuls dans le virage Sud à être fumés, certains déjà bourrés, à chanter trois paroles sans accord, à gueuler, à sauter, à tomber un cran en dessous, à pousser, à se faire brasser, bousculer pour sortir, le cordon de CRS, la rue bouchée, les coups de klaxons continus, en file indienne sur les trottoirs, les feux clignotant, les joints tournant, la Victoire en titubant, la foule dense, la rumeur en masse, la circulation à l’arrêt, les bus pris d’assaut, les gars sur le toit, et mon Renaud là-haut, à danser, façon headbanger, à crier quoi, on t’entend pas…                                                                       la tournée des bars, à boire des bières et rapporter les verres, la résidence de Benoît c’est juste derrière, rue de la pisse, un coup au Plana, un autre au Gaulois, et puis la Grange où tu passes côté cours, trois salles trois ambiances, à te faire marcher sur les pieds, bousculer, tu fais pareil, tes quatre verres sous le manteau et une bière en main, tournée de Yoyo, et vous ressortez côté place, à stocker les verres dans le hall de la résidence sous les boîtes aux lettres, une dizaine de verres, jusqu’à une trentaine, quarante peut-être à se partager, des petits, des grands, ronds de blondes, brunes évasées, des fins, des gravés, des anses, on retourne boire un verre au Bœuf sur le Toit, de l’autre côté, le bar à concert, et les Kebabs à côté, un salade-tomate-oignons et sauce blanche, Et voilà mon ami ! et quand on revient, à quelle heure ? plus rien sous les boîtes aux lettres…

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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