#été2023 #11 | les rues du quartier

Avant que ne commence leur vie dans cette partie haute de la ville, il faudrait en faire une espèce d’inventaire. Des rues rectilignes se coupent à angle droit sur le versant sud de la rivière (non, c’est un fleuve, petit mais fleuve quand même), avec sur le haut de cette rive, gauche, un plateau, un boulevard assez peu circulaire au-delà duquel, alors, ne se trouvaient que deux établissements scolaires, l’un confessionnel, l’autre laïc, plus une espèce de résidence (elle s’auto-qualifiait de « fleurie ») et quelques pavillons et maisons individuelles faites de briques. Quatre ou cinq rues, tout au plus, croisées par quatre ou cinq autres, le tout formant une espèce de quadrilatère. Avant de continuer sur cette géographie, s’interroger sur le fait de nommer la ville et ses rues – les comptes qu’on a à régler avec cet espace et ce temps, les événements et les bifurcations, les amis et les connaissances. Les lieux, les occupations, les habitudes. Le bas de ce quadrilatère est au nord, il est tenu par un fossé profond où passe le train allant vers la mer, en cela il suit d’est en ouest le cours de la rivière (du fleuve certes mais au cours tranquille, comme l’indique son nom) – alors, la vapeur des machines recouvre ce bas de la rue au passage de ces convois; plus tard, la propulsion se fera au fuel et peut-être aujourd’hui à l’électricité. On voyait alors encore des chevaux boulonnais tirer des charrettes emplis de sacs de charbon en boulets ou pas, ou de tonneaux de bière. Comme il y avait encore peu de voitures automobiles, un autobus reliait ces quartiers à la gare (la ligne trois et la ligne sept se confondaient sur ce tronçon, et la mère – qui venait de temps à autre vivre chez sa fille – intitulait la ligne « trois-septième » ce qui amusait les enfants) : aujourd’hui, il n’existe plus ou passe ailleurs. À l’est la frontière est marquée par la rue longeant, en son haut, une espèce de ravin au fond duquel se trouvaient les courts de tennis. Il y avait là un petit homme brun de poil et bronzé de peau qui enseignait les coups droits les revers les smashs et les demi-volées. Mais avant de parler des circonstances de la venue du cadet de ses enfants dans cet univers bourgeois fait de briques pilées, de chaussettes et chaussures de sport blanches et blanchies, de balles et de raquettes, de chaise d’arbitrage de lignes claires et blanches et de traces, et de revêtement de sol vert plastique nommé « quick », avant de revenir sur les premiers émois de ce garçon de treize ou quatorze ans, il faudrait essayer de comprendre l’étendue démesurée du gouffre qui sépare ce qu’elle, sa mère, a quitté de ce qui se trouve à présent sous ses yeux, ces rues bordées de maisons de briques rouges, ces rues rectilignes dont la pente dérive jusqu’au centre-ville, ces gens aussi bien fermés et inconnus. Cette époque-là, ce temps où celui qu’elle a épousé a reçu de la bouche d’un médecin renommé, français, parisien, le diagnostic de durée de vie : « au mieux, six mois » – elle le rejoint, leurs enfants qui la suivent, le voilà ayant trouvé un travail dans la zone industrielle de cette ville, de l’autre côté du lit du fleuve (rive droite, sur un autre plateau), on n’y va qu’en auto, bas de l’échelle puis en gravissant les barreaux jusqu’à celui de directeur service achat Europe de la marque, américaine, du site, oui mais ce diagnostic, alors ? L’arrivée fin juillet du reste de la famille impliquait une disparition proche. Dans le temps, donc, avant la fin de l’année. Les enfants n’en savaient rien. Son mari survécut douze ans, pratiquement jour pour jour avec son arrivée à elle sur ce sol et cette région où le froid, dès novembre s’installe et dure, profond et glacé jusque peut-être mi-mars : quelle mesure commune trouver avec les trois semaines de pluie en février de toute sa vie antérieure qui en marquaient l’hiver  ? Quelle confiance porter à ces hommes de l’art qu’est, plutôt qu’une science, cette médecine ? Quel âge a-t-elle déjà ? Trente-quatre ans – et donc l’arrivée de cet hiver-là, ici, la joie qu’elle avait eue d’imaginer nettoyer la neige devant chez elle, cette joie de fantôme et de fantasme détruite dès les premiers jours de novembre où la neige le disputait au givre, comment veux-tu qu’elle la supporte ?
À pratiquement chaque croisement se trouvait un commerce : des épiceries (toutes faisant dépôt de pain : en face de ce qui devenait chez elle, un Familistère, plus loin une ou deux Ruche, une Coop et d’autres (qui n’appartenaient pas à ce qu’on n’appelait pas des chaînes – ou alors si), des boucheries dont l’une probablement chevaline, une charcuterie et un bar, mercerie, quincaillerie, bars, tabacs vendant la presse, boulangeries, une poissonnerie, une enseigne intitulée « Paris Bijoux Bazar » comme son nom l’indiquait mais avec en plus des jouets. Un autre marchand de journaux, qui faisait bar et tabac à l’un des coins de Voiture et Boucher de Perthes (Perthes étant la commune de naissance de ce garçon prénommé Jacques (on l’appelait Jacquot) archéologue apparemment, toujours confondu son patronyme avec un autre du même genre, Puvis de Chavannes – Pierrot – un peintre celui-là : on trouverait de ses toiles, monumentales, au musée dans la rue de la République de l’endroit). En retournant dans le quartier, on n’y trouve presque plus aucune de ces officines (il manque une pharmacie, tiens, pas de souvenir), non plus que les quelques garages – celui où il faisait entretenir son automobile était dans la même rue, un peu plus bas. Il y avait (il n’existe plus) celui d’une grande marque américaine, en face de la maison de O.(2) laquelle était sur la même rue frontière qui longe le ravin au fond duquel se trouvait l’enseigne FFLT (fédération française de lawn-tennis). Il s’agit d’un quartier tranquillement petit bourgeois, farouchement conventionnel, bâti de maisons toutes alors individuelles (on y trouve à présent des bâtiments revêtus de briques artificielles pompeusement baptisés résidence) (notamment à la place des garages qui ont migré en banlieue) donnant sur la rue, chacune ou presque possède, sur l’arrière un jardin, petit le plus souvent. Ce sont pratiquement des maisons ouvrières : une porte une fenêtre en rez-de-chaussé, une fenêtre au premier étage, et puis un grenier au chien assis parfois. La maison du greffier, ou huissier, ou quelque chose du genre à qui appartenait la maison louée par elle et lui, sur le coin adjacent du croisement, était l’une des rares à en posséder un assez grand sur l’arrière (il tenait l’entièreté de la largeur du bloc et correspondait sans doute au statut social du propriétaire), et un autre sur l’avant, encaillouté – de plus, un petit garage (une seule voiture) avait été construit au fond du grand jardin, marquant le coin du bloc (il y avait en outre une porte cochère toujours close pour par l’arrière entrer dans ce jardin) et donnant sur la rue parallèle (une fausse fenêtre mais un appui où se réunissent les garçons du quartier, parfois, où le cadet de la famille fait des patiences attendant que cette fille-là sorte de chez elle : les patiences revêtaient alors une qualité prémonitoire et prédictive – mais au fond, il ne l’aperçoit qu’à présent, de la même eau que celles tirées par sa tante – une superstition qui a à voir avec quelque attrait pour une métempsycose ayant cours dans cette partie de la famille). Dans le haut de cette même rue, une autre grande maison avec un grand jardin (aujourd’hui la moitié a été vendue à des promoteurs pour y construire des immeubles de standing et de rapport) appartenait aussi à un garagiste revendeur d’une marque française (l’établissement du centre-ville n’a pas fermé, il a été partagé entre le siège administratif (la direction générale) de ce qui est devenu une entreprise (migrés en banlieue le garage, les ateliers, les prolos) et par des espaces de coworking ou autres banalités contemporaines) : on ne voit plus présentées d’automobiles mais une grande vitrine de verre foncé opaque aveugle. Un peu plus bas, celle du maire d’alors (SFIO, médaillé des deux guerres mondiales, résistant, à ce poste depuis 1944) qui roule en Opel, grise, coupé Rekord : il soulève son chapeau pour la saluer en passant devant elle, parfois. Un peu plus bas encore, une famille dont les deux enfants étaient des filles, amies de ses filles à elle (le cadet était amoureux – de la plus jeune – de cette fille-là, espérée durant les patiences – transi, trop jeune, trop timide pour se déclarer). Cette rue descendait vers une église dédiée à Saint-Martin (il y avait non loin, à quelques rues de là, un établissement scolaire et privé de la même enseigne ou obédience), une place, des commerces – il ne s’y tenait pas encore un square-jardin public avec jeux pour enfants sur le devant. Au boucher de cette place (le magasin y existe toujours), un jour elle donna la recette de lui inconnue alors des merguez (elle y achetait (ou y faisait acheter par le cadet, mais plus tard) des boyaux de veau (ou de mouton) pour les préparer puis les cuisiner) – (tout le monde aujourd’hui connaît ça) de petites saucisses fines et piquantes de type chipolata (ce mot aussi vient d’ailleurs, d’Italie probablement – cipolla dans cette langue veut dire oignon – en Normandie souvent on trouve sur les marchés des saucisses à l’oignon aussi bien mais plus épaisses que la chipo dont l’énoncé m’évoque l’un des trois frères Marx et sa manière délicate de jouer du piano tout en mimant, pouce levé index tendu les trois autres refermés, un revolver, visant la note à atteindre, bientôt émise) – aussi bien faisait-elle souvent à manger des plats dont les noms avaient des consonances italiennes, caponata, parmegianata ou d’autres mais plus rarement venant de là-bas comme pkaïala ou mlouriah – plus rarement, nettement – mais que lui ne mangeait pas, pour cause de régime assez draconien – il disait parfois qu’il donnerait volontiers son bras, mais le gauche, pour pouvoir manger ne serait-ce qu’un œuf frit. On mangeait des pâtes tandis que dans la télé s’étalaient des publicités pour inciter (ordonner, conduire, obliger) à en consommer – ça faisait « l’eau doit bouillir à gros bouillon, mettez les pâtes, remuez-les, remuez-les souvent », plus tard les « qui dit pâtes dit » ce qui te vient – (tu te souviens, le « tous les gouvernements ont leurs services secrets » de l’exergue de ce qui ne se nommait alors que feuilleton et non le boursouflé « série ») – sa sœur avait une méthode pour savoir si les pâtes étaient cuites (il suffit pourtant de les goûter), elle en jetait une sur la faïence devant l’évier, et si elle collait, il fallait rapidement égoutter – lui en mangeait aussi, au beurre mais sans sel – elles étaient souvent trop cuites – ça ne rigolait pas – ou peu – pas dans ces moments-là – non plus que ceux où les enfants laissaient la porte du salon ouverte, au début, le froid, le vent, la détresse aussi sans doute de se retrouver dans un tel environnement – on l’entendait crier « la porte ! » on n’en menait pas large mais on oubliait puisqu’on courait

Avant d’entrer dans le détail de cette vie-là, cette vie là-bas au-delà de cette mer-là, cette vie qu’elle voyait comme une espèce d’eldorado avant de la regretter amèrement, de penser à celle qu’elle menait avant de venir dans cette ville, il faudrait aussi mentionner que se trouvaient dans les environs un certain nombre de médecins – l’un d’entre eux, sur un terrain situé au coin juste suivant de la rue traversière, avait fait construire une maison moderne, toute de plain pied et d’angles droits dont le toit, plat, la rendait basse puisque formant une terrasse, au contraire des autres aux toits pentus – en face de deux pavillons, maisons, villas jumelles, non pas de briques mais blanches qui furent construites un peu avant, couvertes d’un revêtement beige très clair. Y vivaient deux sœurs d’origine italienne dont les époux travaillaient ensemble (elles étaient au foyer bien que l’une d’elle n’ait pas d’enfant – l’autre en avait trois) : leurs maris possédaient et géraient une agence immobilière en centre ville (l’un conduisait une DS Pallas bicolore et un coupé merco blanc – il vient tout à coup que ces deux types étaient frères). Leur jardin était pour une part mitoyen avec celui de la maison, mais on ne côtoyait guère les voisins – peut-être était-on sauvages. Les enfants, eux, se connaissaient et jouaient et riaient ensemble dans la rue parfois (mais leur mère ne les laissait pas sortir), plus souvent allaient au tennis avec le cadet de ses fils. Mais c’est anticiper sur ce qui se passera quelques années plus tard.

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

7 commentaires à propos de “#été2023 #11 | les rues du quartier”

  1. Que dire ? Rien ou pas assez ou à. côté ou simplement parfait. Parfait la ou les descriptions avec le temps, parfait l’entremêlement de l’aspect; de la sociologie, des époques, de l’histoire, des personnes effleurées, des petites choses, des nourritures et des sentiments même si non étalés. – merci

  2. (ah moi je biche, quand on passe des failles, des pronostics de mort à Groucho Marx et aux pâtes jetées pour savoir si elles collent, je suis comme un petit chien derrière et je veux continuer à suivre)

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