#été 2023 #11 | Première nuit avec ME

Les premières nuits avec ME, c’était dans son appart’. C’était dans un lit trop petit. Ils l’ont déplacé au début. Non, c’était le canapé. Ils ont déplacé le canapé, dans la pièce d’à côté, pour le coller au lit et s’allonger en travers. La tête sur le lit, les pieds sur le canapé, le dos cassé, le cul entre les deux, dans le vide. Tu cherches un peu d’espace pour te mettre à l’aise, et y a pas plus inconfortable. En plus ça faisait du bruit, le canapé à déplacer, à cogner sur les murs, à racler le sol. Et l’ours du dessous hésitait pas à jouer du manche sec. Le con. Ils ont vite arrêté ce genre de déménagement, et c’était pas plus mal. Quand le lit est trop petit, la nuit tu la passes près du vide, tu t’endors et te réveilles avec une drôle de sensation de bascule. Parfois en même temps. Mais ME se collait à lui et le tenait serré. Et c’était ça surtout les premières nuits, collés serrés dans le petit lit, le bras de ME par-dessus, la main dessous. Et ça s’est fait comme ça la première fois, au milieu de la nuit. Ils revenaient d’une soirée de l’autre côté de la Victoire. C’était une soirée comme y en a eu beaucoup. Mais, j’me souviens aussi d’un anniversaire. Voilà, ils étaient invités à un anniversaire. Ou non, ça, ils l’ont su qu’après, ils l’ont appris en arrivant sur les lieux. Mais avant ?

C’était comme d’habitude, un jeudi-noirs qui aura commencé à la Victoire, en happy hour ? On aura continué par une bouffe chez l’un, chez l’autre ? Une partie de cartes à l’appui ? Un jeu de dés ? Les cochons et c’est parti en vrille ? Aucun souvenir. Sauf qu’on s’est retrouvés va savoir chez qui pas loin de la gare. C’était son anniversaire. Un appart près de la gare dans le grand cours. Ou une rue derrière ? À  l’étage. Premier ou deuxième. Trois peut-être. Il y avait un balcon. On gueulait du haut du balcon. On gueulait en bas. On faisait les cons en montant. C’est là qu’un type est sorti sur le palier pour gueuler ? Un type la cinquantaine, barbu, l’œil sévère. On faisait les cons dans la cage d’escalier, ça résonnait, il voulait du calme, le silence pour son frère mort. Non, ça devait pas être cette fois-là. On a fait les cons dans l’appart. Y avait du monde. Partout. Y en avait jusque dans la baignoire. Deux gars assis chacun à un bout faisaient un shotbeer avec les capsules de bouteilles à dégommer sur le goulot. J’dirais le gros Colo et Barnabo. Tu pouvais pas pisser tranquille. Ils t’jetaient les capsules sur la tête et dans la cuvette. Mais tant que c’était pas leurs cadavres au pied de la baignoire.

Non, c’était plus tard le type et son frère mort. C’était un immeuble de la rue Sainte-Catherine. J’sais plus ce qu’ils foutaient là. Ils devaient chercher une adresse, l’appart de je-ne-sais-qui, encore. C’était pas là. On avait fait un aller-retour dans l’escalier. Ça a été très rapide. Mais on a eu le temps d’être trop cons pour foutre le bordel. Le type est sorti en gueulant. Non, même pas. Il a été ferme, un peu sec peut-être. C’est une femme qui lui a demandé de rentrer. Elle l’a pris par le bras, elle a eu quelques mots et ils sont rentrés en poussant la porte. Ça devait être quelque chose comme mais c’est pas grave… allez viens… ils pouvaient pas savoir… ils s’amusent… ils l’ont pas fait exprès… allez viens… ils sont jeunes… Et elle est restée comme ça, la porte, entrebâillée…

C’est drôle, l’appart de Matmat et Mélanie devait être dans le coin. Mais on les connaissait pas encore. Eux c’était bien après, quand il était en Lettres. Mais ils étaient peut-être déjà ensemble, eux aussi, dans ce petit appart sous les combles, avec poutre apparente délimitant la pièce à vivre de l’espace nuit. Un tas de fringues sur le lit. Eux aussi c’était plutôt comme ça. Ses vêtements et ceux de ME en partie sur le fauteuil du bureau, en partie sur le sac de voyage au pied du lit, en partie au sol. C’était comme ça les premières fois. Plutôt en vrac, et ça devait être comme ça la première fois, au retour de cette soirée d’anniversaire qui était peut-être partie, elle, en vrille.

J’dis en vrille, mais on disait plutôt en live. En cacahuètes parfois, en sucette, et quand ça partait, comme ça — peut-être le véritable mot à interroger —, ça finissait par être portenawak. Faudrait dresser une liste des expressions populaires, des expressions familières, des grossières et vulgaires, ces tournures imagées qui fusaient comme ça et nous enfonçaient, comme disait l’autre, toujours un peu plus dans l’espèce, là où la langue doit nous en extraire. Un truc comme ça, oui. Faudrait, faire l’état des lieux des anecdotes amplifiées, déformées, fantasmées, réinventées, qui ont viré en véritables expressions stéréotypées, en soirée. En formules performatives même, avec les mêmes gestes. Beaucoup m’échappent maintenant. Mais y a encore ce récit d’un retour de soirée, avant les études à Bordeaux, c’était à Sauveterre, et on était que trois ou quatre, on rentrait en pleine nuit, j’sais plus qui y avait, j’sais même pas si lui y était, pas sûr, mais y avait Bat qui poussait son Solex, et va savoir quel esprit est passé en vrille, durant le retour ils ont dû faire allégeance à la machine en se défroquant et en posant leur bite sur le porte-bagages. Faudrait toucher deux mots de Sauveterre, mais le premier m’prendrait déjà quarante jours et quarante nuits, et le second j’sortirais pas du dernier jour.

Mais les premières nuits avec ME c’était un peu comme à Sauveterre, non ? Même cette nuit-là, d’anniversaire. À remonter le cours jusqu’aux Capus. Étape du Temps des Copains et on entrait dans le dur du jeudi-noirs. J’crois qu’ils ont sauté l’étape cette nuit-là. Ils ont filé à l’appart en coupant par les derrières des Capus, de la Victoire, et peut-être de Saint Mich’. C’est qu’on finissait par s’y perdre dans ces vieilles rues pavées grises, mal éclairées. Surtout quand c’est pas que les rues et que la lumière ça marche plus dans certains étages. D’ailleurs elle fonctionnait pas toujours chez ME. Non, elle fonctionnait jamais vu qu’au milieu de l’escalier ça s’éteignait. Ils finissaient de monter à l’aveugle, au ralenti, jusqu’à l’interrupteur du premier palier. Sauf les jours où la lune donnait à travers le plexi qui couvrait la cage d’escalier. Ça éclairait bien la montée finale.

C’était un coup de bol cette première fois, parce qu’ils ont dû arriver crevés, comme à chaque fois. Ces escaliers, hauts, raides, ça coupait tout. Surtout les soirs de jeudi-noirs. Ils s’posaient là dans le canapé et c’était un coup à y rester. Déjà qu’il y était souvent. Les premiers temps avec ME, c’était son lieu de travail à lui. ME étudiait à son bureau, dans la chambre, lui, il lisait et faisait ses exercices à côté, dans la pièce à vivre, sur le canapé. Il reprenait ses notes, les mettait au propre sur des fiches cartonnées. Il pouvait écouter la radio en même temps, Sauvagine, Radio Campus et le soir sur Inter, C’est Lenoir. Ou il passait un disque ou deux. Pas de télé. C’est venu bien après, un petit bocal noir de 36 cm acheté pour les premières années d’enseignement de ME à Marmande et à Lognes près de Paris. Lui, il est resté là, à Bordeaux. Il poursuivait en Lettres. Ou alors, comme on dit parfois, c’est les Lettres qui le poursuivaient. Les livres, les fiches, les notes, les exercices.

Et ses exercices d’atelier aussi, comme à l’époque des Sciences, mais tout seul et sans consigne. Sinon une écriture à relever du journal. Du genre dit intime pas critique. Le prof de soutien il a cru ça, quand il lui a demandé bêtement, faut l’avouer, si ça pouvait l’aider un journal. L’autre, dans le temple de la structuration logique et rhétorique de la langue où ils se trouvaient, forcément il a pensé critique. Mais non. Et lui, troublé par le quiproquo, il a rien dit. Il a pas précisé que ça relevait plutôt du Journal d’une femme de chambre. Il est reparti avec une réponse biaisée. Bien sûr, ça va exercer ton esprit critique, sur le fond, la forme et la structure d’ensemble, et peut-être même sur la place de ton texte par rapport aux autres, dans l’ensemble, et tu vas voir qu’avec le temps ça peut s’unifier tout ça, ou du moins tu pourras commencer en percevoir les liens, les articulations, et tu tiens une chronique particulière ou t’écris sur un sujet libre ? Quelque chose comme ça. En tout cas, le soir, en musique, pendant que ME dormait, il prenait quelques notes comme ça, sur un bloc du même type que ceux qu’il utilisait déjà en Sciences pour les exercices. Un grand format à petits carreaux. Et à la fin de chaque prise de notes, il en inscrivait la durée. Entre une heure et deux heures d’écriture généralement, de fragments où tel événement du jour pouvait recouper telle citation d’auteur. Et plutôt un passage ou une phrase perdus, disons, qu’on retrouverait ni dans ses notes de cours ni dans ses fiches de révision. Non, mais une citation comme ça, juste le souvenir gratuit des lectures du moment, juste une image, ou un mot, quand ça revient comme ça, ça ressort, ça retombe, et va savoir pourquoi au fond, de ce qu’il y a eu à vivre. Peut-être de ce qu’il y aurait eu à vivre.

Il faudrait parler des fiches, des notes, des livres, des groupements d’œuvres. Des profs qui les incarnaient, d’une façon ou d’une autre. D’ailleurs c’était sur quoi le premier livre mis en fiche ? Molloy, le schizorécit de Beckett, avec ce personnage qui finit par ramper, Roman — ou c’est l’autre, sans nom ? Ou La Peau de chagrin ?

Mais cette nuit-là, de la première fois avec ME, c’était pas le même genre de peau. Elle était pas chagrin, non, loin de là. Un peu fatiguée quand même. Faut dire qu’un soir de jeudi-noirs, après l’anniversaire surprise, ils devaient être morts en rentrant. Ils ont dû se jeter dans le canapé. Et peut-être sur un bout de brioche ou de quatre-quarts. C’était devenu un rituel déjà, un petit bout comme ça, en pleine nuit. Sortir la brioche ou le quatre-quarts du sachet froissé qui feurlasse, en couper un ou deux morceaux, quatre avec ME. C’était pas spécialement savoureux ces produits ensachés, mais la nuit, cette faim imaginaire qui n’en travaille pas moins les tripes semblait relever les arômes artificiels, surtout dans le grille-pain, et faire suinter le beurre sur la langue. Suffisait qu’il se réveille ou que l’éveil se prolonge. De quoi grignoter, peut-être que ça aide à faire couler la nuit restée coincée là comme un chat noir dans la gorge ? Peut-être que c’est une façon d’en avaler un bout quand elle vous dévore tout cru. Ou tout cuit, les fins de soirée d’un jeudi-noirs. Et crevé, mort. Et après les bouts de nuit avec ME, aussi, un bout comme cette première fois-là. Parce que, ça creuse tout ça. Ça creuse.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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