#été2023 #12bis | Le planton, travail d’été

Une fois, mon boulot d’été c’était de faire le planton. Ça remonte. Ça doit être la seule fois où j’suis pas rentré. Toutes les vacances j’les ai passées dans la galerie des Beaux-arts à surveiller une expo du peintre local, Marquet. J’connaissais pas. C’était des tableaux et des dessins. Souvent j’me retrouvais avec ça, les dessins, dans le sous-sol. Une salle en rectangle vide avec un mur au milieu. Une salle blanche, souvent vide. Et froide. La clim c’était trop fort, on s’les gelait. Mais le responsable à l’accueil voulait pas monter d’un degré. Ça conservait les œuvres, il disait. Et moi j’ai fini par en avoir plein la tête et la gorge en feu. Alors que dehors c’était la fournaise. Un soleil de plomb. Et c’est ça, ça devait être cet été de canicule qui a fait de la place dans les maisons de retraite. Oui, la première année de la fin des études. Une fin interminable. Une fin qu’en finissait pas. Et j’me demande parfois si j’en ai terminé. Ou du moins si celui qu’j’étais au début de la fin est pas encore là, quelque part, en train de continuer. En train de s’accrocher à cette fin. C’est con quand même, l’éducation. Onj apprend à connaître pour pouvoir faire quelque chose, enfin, et quand on a les moyens de le faire, même si on sait pas vraiment quoi, on est pas foutu de le voir et on croit qu’on sait rien, qu’on y connaît rien, et tout reste à faire en matière d’apprentissage. Et plus con encore, si ça s’trouve c’est pas qu’t’y vois rien, c’est qu’tu veux pas voir qu’tu peux faire, qu’tu sais faire, qu’tu dois faire. On veut rien en savoir et on s’le cache à soi-même. Bref ! cet été-là c’était le début de la fin des études. J’faisais le planton, j’tournais en rond dans les salles vides et froides de la galerie des Beaux-arts, et j’attrapais une bonne crève.                                      Matmat et Mélo. C’est là que j’les ai connus. Quand y avait personne on s’retrouvait l’un remontait du sous-sol, l’autre descendait de l’étage, la grande salle, et on discutait. Même si le responsable venait régulièrement nous rappeler à l’ordre pour rester dans nos salles, vides et froides. Comment il s’appelait déjà ? Il ressemblait vaguement à Marquet en plus, avec ses petites lunettes rondes, sa moustache garnie, mais dans un costume en tergal démodé et dépareillé, genre pantalon bleu gris et veste d’un vert pistache pâle et chiné. Il venait surtout faire son chef. Mais une fois parti, on s’retrouvait au pied de l’escalier. On retournait à nos postes quand un visiteur descendait ou montait. Et quand l’un ou l’autre était occupé, surtout dans la grande salle à l’étage, les grands tableaux, on sortait un livre. Et surtout les jours où les autres étaient en pause, où fallait composer avec le responsable qui les remplaçait. J’bougeais pas d’où j’étais. J’faisais le planton dans mon livre. J’sais plus ce que c’était. De temps en temps, c’était moi le visiteur, j’retournais voir un tableau, un dessin.                                                                       Marquet. J’connaissais pas. À vrai dire j’connais toujours pas vraiment vu qu’j’me souviens de presque rien de ce qu’il a fait. Ce qui reste, quand même, c’est un arbre. C’est son feuillage, sa masse de feuilles. J’dis un, mais c’était en deux tableaux. C’est bizarre. C’était pas le même arbre, c’était deux tableaux, en vis-à-vis dans l’espèce de niche à l’étage, deux arbres peints à des époques différentes, mais j’ai l’impression que c’est le même motif, au fond, qui s’manifeste. C’était des pins. Et tiens, rien que de le dire là, on peut s’demander si dans la tête de Marquet le pin résonnait pas comme ce qui est peint. Le motif ça serait donc la peinture. Mais le truc, c’est que ça s’joue dans les mots. L’image et le moyen pour la faire dans un son. N’empêche, y avait deux tableaux. Deux pins. Ou un pin dédoublé, ou redoublé avec le temps, le savoir de l’œil et le savoir-faire de la main. Ou l’inverse pourquoi pas ? Bref ! d’un côté un grand pin à Saint-Tropez, un feuillage foncé au-dessus de la lande claire et une baraque, qui prend presque tout le ciel, comme un gros nuage noir dans les nuages. Et tant pis si le mot feuillage, avec des aiguilles mieux adaptées à l’image du pinceau, ça va pas. En face, le pin d’Alger. Et là, rien avoir. C’est plus abstrait même si ça tient à rien. Et à quoi ça tient ? D’abord le ciel, bleu, vide. Le pin en lui-même qui ressemble pas à l’autre. En fait il pourrait ressembler à un autre arbre, à un feuillu aux volumes un peu plus complexes, avec des masses d’ombre et de lumière mêlées dans le feuillage. Mais pas trop. Et puis une zone d’ombre au pied de l’arbre qui n’existe pas dans l’autre tableau. Une grande zone quasi rectangulaire. Un aplat à la limite. J’exagère, mais pas tant que ça. Parce que c’est ça qui ressort, même dans le feuillage, dans l’ombre et la lumière, et même dans le ciel. De l’aplat. Mais sculpté, avec cette branche qui a l’air de sortir du tableau. Sculpté oui, structuré comme un nuage. Et j’ai bien envie d’y voir ça, un nuage qui manque au ciel, un nuage surprise, artificiel mais bien réel, autogénéré si on veut. Un nuage et son ombre. Comme un nuage de Smilde aujourd’hui, en exagérant. Il faut exagérer. Tandis que l’autre pin reste un peu plus réaliste, et bien à plat, couché sur le papier. On sent la touche de couleur et les contours, du dessin. Pour m’la jouer, j’dirais qu’y a deux écoles, d’un côté Cézanne et Monet, de l’autre Matisse. Plutôt Cézanne. En tout cas, Marquet a l’air d’épurer ou de simplifier. Et c’était ça aussi dans ses dessins, en fait. Ceux du sous-sol en particulier. C’était des motifs reconnaissables, mais faits en quelques traits nets à l’encre. Sans doute un côté calligraphe, quand le pinceau sert plus à écrire qu’à dessiner. D’ailleurs c’était peut-être moins des dessins que des pictogrammes ou des idéogrammes. Et y a un peu de ça aussi dans le pin d’Alger, l’espèce de flamme de pinceau dans un cyprès à côté, limite en ombre portée. C’est ça, une tentation ou une tension de l’écriture dans le dessin.                                                J’ai vu aucun prof. En tout cas de tous ceux que j’connaissais, aucun pour voir l’expo. Même pas M. V. qui allait suivre la fin de mes études. C’était pourtant un grand connaisseur en matière d’art, souvent à diriger des travaux mêlant le texte et l’image. Une fois j’l’ai retrouvé au musée d’art contemporain, ça devait être l’année d’avant. Ou la suivante, j’inverse peut-être. Mais j’me souviens, son étonnement de m’voir là, de s’rencontrer là, en plein milieu d’une œuvre. J’sais plus le titre, mais c’était une installation de Jessica Stockholder dans le plus grand espace du musée, un entrepôt. Une installation en blocs entre les piliers. J’dis l’installation, mais ça relevait de la peinture sans peinture, avec des aplats de moquette et de lino, aux formes géométriques, anguleuses, comme du papier découpé, et de simples tapis. Un autre espace tout en blanc. Un autre sur un plan incliné, une grande toile bleue et une espèce de coulure de peinture jaune. Et c’était aussi de la sculpture genre ready-made, avec une télé ici, un frigo là, un divan, une machine à laver, des objets du quotidien quoi. Et un panneau peint autour d’un pilier, en bleu comme pour un fond de ciel, et de la lumière à l’intérieur qui rayonnait par-dessus. Sûrement un soleil, la lumière du jour et le dehors au cœur le plus fermé de l’œuvre, au pied d’un pilier de l’entrepôt. Et ce panneau au milieu des autres blocs comme pour les articuler, ça faisait aussi dans la scénographie. Et nous, à s’rencontrer par hasard entre ces blocs, mais au milieu, en plein sur la scène, on était devenus malgré soi des personnages. J’sais plus ce qu’on s’est dit. Un salut amical, et des répliques insignifiantes sans doute. En tout cas on s’est vu pour une expo importante. Mais là, dans la galerie, on l’a pas vu. Ni lui ni aucun autre prof. À croire que Marquet, en fait, c’était pas si marquant… Eh oui, j’sais bien…                                                              Et c’est bizarre ce pin d’un côté et de l’autre de la mer. Ce même motif en des lieux différents. Et tout le temps passé. Mais est-ce qu’il a vraiment passé ? La technique a changé, mais le temps ? Est-ce que c’est pas la même mer quasiment fermée, quasiment intérieure ? La même petite marée ? Mais qu’est-ce qu’on en a à faire ? Qu’est-ce qu’on en avait à faire de tout ça à l’heure du soleil tueur ? Même pendant le vernissage, les spécialistes, les amateurs, les curieux, les simples invités, les pique-assiettes, et là y avait du monde en costume et en robes, fallait être aux aguets, même là y avait sûrement personne pour imaginer ce genre de problème. Deux images pour un motif. Deux mots pour un son qui font des référents pour un mode de représentation. Double avec ça. Ou doublé. Quand le peint tend vers l’écrit. Sans s’départir de l’image. Deux en une. C’est juste une question de temps. De translation dans le temps. Un truc comme ça. Qui pour s’en soucier, surtout pour Marquet que tout le monde aura oublié ? Mélo peut-être. Mais j’la connaissais pas assez bien. Et j’savais encore rien du problème. J’faisais juste le planton. J’essayais de gagner un peu ma vie pour finir les études. C’était juste un boulot pour l’été.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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