#été2023 #12 | Le couloir, bâtiment K

Récurrent. J’avais pas fait attention, mais à un moment donné, oui. La porte de métal et de verre. La porte au bout du couloir, bâtiment K, et c’était jamais qu’un éclat de lumière, ça s’amplifiait. À la pousser, facile. Légère comme de la plume. Mais le grincement des charnières, le raclement de la tringle en fin de course, la masse du battement au retour, à cause du vérin HS. J’entends encore la porte s’ouvrir et s’fermer, siffler, rayer, taper. Avec ce bruit sourd et lointain de presse de temps en temps. Cette porte au bout du couloir. L’éclat de lumière qui s’ouvrait et s’fermait, de métal et de verre. De temps à autre et de plus en plus. On était pourtant loin, au milieu du couloir. Un peu plus. On attendait près des portes de l’amphi, dans le couloir. J’étais assis sur les premières marches du palier d’un escalier. Quelques-uns le long du mur, à faire tourner des fiches en main. À faire tourner des mots, une dernière fois. Des mots, des familles de mots, des histoires de mots surtout. Mais un autre c’était les propositions, un autre l’évolution des sons et de leurs notations, un autre peut-être la ponctuation, et un autre peut-être les verbes, et un autre c’était autre chose. Et moi j’étais là, sur les marches, à regarder comment ça allait et venait entre les mains, les fiches, les notes. Et la porte là-bas. L’éclat de lumière récurrent, à couiner, gratter, cogner. Les bruits de pas dans le couloir. Les silhouettes balancées qui arrivaient. Qui disparaissaient dans un autre couloir. J’avais pas besoin de mes notes. Enfin si, comme les autres, j’aurais pu, j’aurais dû en sortir, combler les lacunes en ceci, en cela. Encore une fois. Combler le vide. D’autant que ça pouvait être encore long. Mais combien à attendre ? Mais ça va, c’est bon. Quelles notes d’abord ? Pour quelle matière ? Ceci ou cela ? Et tu tombes à côté ? Et puis j’l’avais déjà fait la veille au soir avant de m’endormir. Et c’était raté ça, d’ailleurs. Ça s’arrêtait plus de tourner. Et ça sautait même, dans le lit, ça bondissait ces notes, ces mots. Ces vieux mots qu’on croit connaître. Mais non. En une année on te fait tenir une espèce de journal pour un mot, deux mots, bientôt dix et cent si possible, et mille si on pouvait. Et autant d’histoires de familles. Et toute l’année comme ça, et pas que les mots. Alors là, dans ce couloir, assis au palier de l’escalier, les notes, non. Je restais le plus possible assis. Je veillais le plus possible à ça, l’assise. Les marches. Et la porte au fond, de métal et de verre. La porte à gémir, griffer, battre. Avec ces ombres qui avançaient, disparaissaient. Parfois elles passaient. Et toute l’année j’avais fait des fiches aussi, comme les autres. Toute l’année des notes. Des notes en vrac, à lire et relire et reprendre au propre. Des notes en fiches. Et des notes en notes aussi. J’avais fait ça. J’ai fait ça, j’ai poussé le vice. Comme si j’en avais pas eu assez ! Comme si j’avais eu le temps ! En plus des cours et des exercices, je prenais des notes de circonstances, disons. Je tenais une sorte de journal sur comment ça s’passe, le cours, comment ça s’fait, l’exercice. C’était une façon de comprendre comment ça s’incarne, tout ça, comment ça existe, comment ça s’vit au quotidien. Comment ça est. Mais c’était autant de temps perdu pour combler le vide de ce qu’il y avait à apprendre, à connaître. Et Dieu sait qu’il en faut pour apprendre à connaître les mots, leurs familles, leurs histoires. Alors du coup, ces notes de circonstances, j’me demande si elles racontent pas en même temps, sinon plutôt, comment ça existe les lacunes, comment ça vit, le vide. Et si elles font pas tourner ça aussi, une vie lacunaire. Une existence vide. Comment ça s’passe, comment ça s’fait. Comment ça prend forme. Y a pas vraiment de cours pour ça. Y a pas d’exercices. Non. Mais y avait les marches, le palier. J’regardais les autres. J’les regardais le nez dans leurs fiches. J’voyais comment les yeux pouvaient s’fermer, les lèvres bouger. J’regardais les autres et j’regardais les marches aussi, en me frottant les sourcils, en tirant dessus machinalement. Il y en a un qui est tombé sur une marche. J’ai pensé une parenthèse sur la page blanche. C’était idiot, insignifiant, mais l’image est restée. Et le sourcil aussi, sur la marche. En haut, des voix de filles. Elles sont descendues en robes légères. Elles ont parlé. J’sais pas de quoi, de leurs copies sûrement, ou de la fin des exams et de la fête à venir. Elles sont descendues avec le ronronnement de la salle info juste là en haut, et les coups étouffés sur les claviers. La K107, qui devait être ouverte et ça devait sentir le plastique chaud là-dedans. J’sais pas ce qu’elles ont dit exactement, mais les regards en bas sont sortis des fiches. Elles ont emprunté le couloir, jusqu’au bout. La porte aura encore crissé et tonné. Trois autres ombres sont entrées. Elles sont venues s’aligner le long du mur à peu près en face des portes de l’amphi. J’ai pas vu qui. On chuchotait. Encore combien à attendre ? Tiens, j’me souviens pas de ma montre. J’vois rien même sur mon poignet. Et pas de mobile à l’époque. Comment j’me réglais dans le temps ? On commençait à sortir de l’amphi, au compte-gouttes. C’était d’abord un petit coup sourd d’une porte à l’intérieur, et puis une des portes de sortie. Il y en a une qui grinçait quand elle s’ouvrait en grand, et les vérins retenaient mal la fin de course des portes qui s’refermaient sèchement. Et ça devait commencer à en crisper quelques-uns là-dedans, avec ceux qui sortaient en trombe et la porte claquait, et les petits groupes qui commençaient à parler haut avant d’être sortis. Ça devenait récurrent. Et avec le temps de plus en plus compté, ça devait commencer à s’tendre sur les feuilles, les stylos, les compositions aux lignes de moins en moins lisibles, les paragraphes inaboutis, les copies inachevées. Ça devait être tendu, là-dedans. Et les deux gars à côté de la porte, assis au pied du mur. À fouiller dans leurs sacs, à sortir une bouteille d’eau, des barres de chocolat ou de céréales, une chemise cartonnée, à l’ouvrir au sol et disperser les feuilles comme on étale un jeu de cartes. Et bonne pioche pour quel mot, quelle famille, quelles histoires ? Quel oubli aussi ? C’était un peu sombre dans le couloir, mais on voyait bien les phrases surlignées, les lignes grises mais sûrement colorées. Avec un code couleur ? Mon jeu à moi contenait, pour l’instant, cent trente et une cartes. Cent trente et une notes à côté des fiches, pour parler d’elles d’une certaine manière. Pour parler de ce qui a fait qu’elles existent. Des à-côtés, de la vie qu’on a menée, vide compris, qui l’a traversée. J’dis notes mais c’est des feuilles, parfois deux ou trois, ça dépendait des jours. Et ça fait tout un petit journal, mine de rien. Un petit journal pour rien, c’est sûr. Assis là sur les marches de l’escalier, en attendant l’examen, j’aurais mieux fait de sortir quelques fiches pour combler le vide. Mais à quoi bon ? C’est du gagne-petit assez mesquin. De comment telle sonorité s’referme en s’ouvrant d’abord à une autre et ça a pris des siècles, se l’rappeler l’espace d’un instant, le temps de l’examen, et l’oublier. Mais comment faire autrement ? Quoi d’autre ? Et c’était pire pour mon jeu de cartes. Mais c’était leur jeu. C’était leur jeu de porte battante au fond. Des fiches pour apprendre à connaître, et les notes pour en dresser l’état des lieux, l’état de choses, entre l’ignorance de départ et l’oubli à venir. Par récurrence. Il y en a quand même qui s’dégageaient du jeu. Et la première note notamment. Celle de départ, avec une phrase de Sartre, j’m’en souvenais comme d’une carte du ciel à conjonctions de planètes. « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. » C’était peut-être qu’un plan sur la comète annoncé par un oiseau de malheur j’sais plus comment. C’est vrai, j’sais plus comment ni pourquoi j’me suis rappelé ce mot. Mais ça a lancé la chose. Cent trente fois. Et l’année passée, assis là sur ces marches, elle me traversait l’esprit encore une fois. Une dernière fois, comme pour boucler la boucle, avant d’entrer dans l’amphi. Une dernière fois avant la dernière note à venir. Quand ? Combien à attendre ? Une dernière note avec Mélo, qui arrivait étrangement d’en haut. Mélo, son chignon maintenu par une baguette, ses mèches le long des oreilles, ses taches de rousseur, son bout de nez un peu relevé, ses yeux clairs et cet air constant de petit animal inquiet et fatigué avec leurs petites poches bluettes. J’étais assis là, sur le palier de l’escalier. Elle les descendait quatre à quatre en crop top noir et salopette short en jean délavé, égratigné, flottant, ses Docs montantes noires vernies, un gros sac à dos qui s’balançait et un carton à dessins encombrant, motif peau de léopard. Elle m’a pas vu. J’sais pas ce qu’elle faisait là, j’lui ai demandé. Mélo ! eh Mélo attends ! qu’est-ce tu fais là ? t’as pas une épreuve pratique à passer ? — J’me suis… je m’suis paumée… j’suis en retard, j’sais pas où j’vais… j’tourne en rond en plus j’ai faim… elle fait, ou quelque chose comme ça, toujours avec ce petit pas de côté qui lui appartient, ses lèvres pâles, et j’ai essayé de l’aider Attends, calme-toi, c’est pas compliqué. Tu sais bien, c’est de l’autre côté la Maison des Arts. Prends le couloir et la porte au fond, traverse l’esplanade tout droit, c’est juste en face, c’est un autre long couloir, mais tout droit, tout au fond. Et tu sors. T’as beaucoup de retard ? j’ai demandé — J’sais pas… j’tourne en rond depuis un moment… faudrait que j’passe à la cafette… et c’est à peine si elle me regardait, elle tournait la tête à droite, à gauche, dès que quelqu’un passait dans le couloir, descendait ou montait de l’escalier, parce que ça commençait à sortir, les portes s’ouvraient, le couloir s’remplissait, on allait et venait, la rumeur montait, c’était l’heure, et tant pis si j’gênais, j’me suis rapproché du mur peut-être, et Mélo m’protégeait un peu avec son carton à dessins, mais j’étais bien assis sur les marches du palier — Comment ça !? — Non… j’me suis paumée, j’me suis paumée… et j’fais C’est à quelle heure… ? elle savait plus, elle avait oublié sa convocation. — Mais faut que j’passe d’abord au ∑irtaki… c’est par où tu dis… ? — J’t’ai dit, prends le couloir tout droit jusqu’à la porte, tu suis le mouvement et en sortant c’est de l’autre côté… — Non mais le ∑irtaki… ? trop faim… — Même chose, et en sortant suis le mouvement… — Ah oui je sais ça m’revient… ben j’file à plus… Et elle s’est enfoncée dans la foule, tant bien que mal avec son gros sac et son carton à dessins qu’elle a fini par mettre au-dessus de sa tête, les mains en l’air. On devait la bousculer, le carton avait l’air de flotter sur la marée humaine vite dispersée après sa sortie. Je n’avais pas bougé du palier de l’escalier. Le long du mur en face de l’amphi, les autres n’avaient pas bougé. La file s’était même allongée. Les deux autres à côté des portes avaient disparu. Derrière moi, quelques marches plus haut, on chuchotait. Et la porte au fond du couloir s’est remise à battre par récurrence. À racler, à grincer. Des silhouettes sur un fond de lumière.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

3 commentaires à propos de “#été2023 #12 | Le couloir, bâtiment K”

  1. Rétroliens : #été2023 #lire&dire | L’été à la marge 12 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

    • Merci pour Mélo. — Et je me rends compte à lire ton petit mot combien elle tombe assez bien, en figure perdue (et de vue, depuis bien longtemps), dans ce ressassement et cette attente où je n’étais pas sûr de me retrouver (ni de la retrouver). — Merci Clarence.