#été 2023 #12bis | L’affût

Tu vas t’asseoir sur ton caillou comme on rentre dans un affût, dans un tout autre monde, avec un autre temps et d’autres importances. Juste toi, les paysages, le ciel, la mer, les vagues, les pensées qui en naissent. Tu as choisi l’endroit il y a déjà un bon moment, pour le plat, pour le dossier, pour la vue surtout, la vue sur la mer. D’abord la vue, le reste c’était juste du bonus. Un bonus aussi le rose du granite rose, surtout quand, une fois passé l’été, il redevient plus granite que rose, quand l’endroit tout entier redevient un vrai port et oublie d’être une plage. Quand ce n’est plus l’été, tu sais que tu as tout ton temps pour regarder l’eau monter, regarder l’eau descendre, les vagues sauter pour tenter d’arriver tout en haut des rochers, y arriver parfois et parfois y laisser quelques dents, au moins quelques gouttelettes, regarder les nuages s’arrêter devant le soleil, le cacher de ta main ou le laisser passer. L’heure à laquelle tu viens t’asseoir a aussi son importance, pour la lumière, pour celle qui rase au lieu de tomber sur, celle du matin et du soir, des extrémités de la journée, des lumières de basculement. Rien à voir avec le soleil de midi, le stable, celui qui dit que tu as le temps, qui bouge à peine et ne dit rien de l’urgence de l’instant, pour retenir les ombres ou bien les repousser. Au départ, tu as choisi l’endroit pour les oiseaux, de là, tu vois les îles. Les ailes se découpent sur la mer, surtout les longues ailes blanches des fous, et avec les jumelles, tu t’en approches assez pour être presque avec eux sans pour autant y aller. Sans aucun dérangement, sans perturber aucun de leurs comportements, leurs façons d’être ensemble, entre eux, entre fous, en famille. À les regarder aux jumelles, parfois tu te vois en voyeuse, alors tu regardes un peu ailleurs, par respect pour le privé, en pensant un peu aussi à ton privé à toi. Le privé de la toile de tente, de l’île, de l’accès interdit de la réserve qui construisait un rempart comme une bulle tout autour de vous deux. Le privé de vous deux. C’est l’heure du coucher du soleil. Le ciel étend les draps, tapote les nuages pour en faire des coussins, calme et volupté, couleurs chaudes, jaunes pâles, orangés tranquilles, un peu de vieux rose anglais, que des douceurs pastel. Cette image sans contexte tomberait dans l’eau de rose. Totalement l’opposé des pensées du moment, quand tes idées à toi sont bien loin de tout ça. Tu oscilles entre extrêmes, espoir et désespoir, douceur des souvenirs, violence du présent. Tes images de vous deux deviennent tièdes et s’éloignent. Son corps de disparu, son corps à lui qui n’a toujours pas été retrouvé. Et maintenant on dit même qui n’a pas été retrouvé, court, définitif, comme une affaire classée loin de ce toujours pas qui disait que quand même, on pouvait espérer un jour savoir le vrai, avoir des certitudes. Tu ne te pardonnes pas, parfois d’envisager que son absence puisse être désormais pour toujours. Toi tu oscilles encore, tu ne sais toujours pas si mort ou bien vivant, si quelque part très loin, son corps existe encore tel que tu l’as connu. Juste quelques mois de plus, il n’aurait pas vieilli, du moins pas tant que ça, pas grande différence. Parfois tu l’imagines sur une île déserte, parti au bout du monde sans donner de raison, aucune explication. On croit connaître les gens, mais on ne sait jamais. Après tout, il était bien capable de la tromper pour toi. Et plus tu le découvres, et moins tu connais John, plus il se multiplie et se complexifie. Alors c’est la colère qui vient cogner en toi, te jeter au visage des mots comme trahison, traîtrise et perfidie. Ta naïveté aussi, ta si grande naïveté ! Et puis tu passes au froid, au pâle presque transparent, à la main de Cendrars posée sur son lit de mort, tu vois tout autrement, les rochers et la mer, la limite terre et eau, comme l’endroit où les vagues auraient jeté ses restes, morceaux de muscles et d’os, charogne à la Baudelaire, celle de tes cauchemars, quand dans ton ventre à toi, tout se noue, se déchire. Quand vos oiseaux chéris, ceux que tu vois planer, juste au-dessus des vagues, élégance et adresse, se nourrissent de lui

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.