#été 2023 #15 | Miroir d’eau

Le miroir d’eau, quand tu regardes de près, au fond, c’est jamais qu’une pataugeoire géante, du carrelage, un fond d’eau, voilà. Tu verrais ça quand les beaux jours reviennent et un peu de chaleur, tous ces gens qui viennent marcher là pieds nus, et les jeunes qui s’en donnent à cœur joie en courant. Et les chiens aussi, c’est l’avantage. J’sais pas sur quel quai il est, le miroir d’eau.                                       Tu sais que depuis ils ont ravalé toutes les façades des immeubles. Sur tous les quais, petit à petit, sur des kilomètres. Parce qu’avant, avant le miroir d’eau, fallait voir, les têtes de gueules noires des façades, fallait voir ce que c’était les quais, avec ses vieux hangars abandonnés, tagués, les pavés descellés, les touffes d’herbe, les rails et la rouille. Et eux aussi ils ont été ravalés. Y en a peut-être un ou deux qu’ont été rasés, mais ces vieux hangars sur les quais, sur ce qui devaient être un vrai port, tout un monde en soi, et si ça s’trouve ils dataient de l’époque du commerce triangulaire, tiens, et t’en sais rien, ça s’voit pas ça, aujourd’hui, tellement ils sont beaux les vieux hangars, avec leurs cafés, leurs boutiques, les salles d’expos de Cap Sciences, et une fois l’an un salon du livre énorme, peut-être pour le Printemps des poètes. Dire qu’avant ça avait la réputation d’être mal famé, maintenant on y va en famille marcher sur l’eau. Le miroir d’eau, sinon, grand comme il est, c’est fait pour le ciel pour voir la ville à l’envers. Enfin j’dis la ville, mais c’est juste la grande façade de la place de la Bourse et les beaux immeubles des quais en face. De l’autre côté, c’est le fleuve et la rive droite. C’est trop loin là-bas, ça s’mire pas. Et le fleuve est trop bas. De ce côté-là, justement, c’est le ciel.                                   Si tu regardes tes pieds tu vois ta tête aussi. Sauf quand l’eau s’met à bouillonner, parce qu’il faut bien en remettre un peu dans ce miroir géant. Ou quand c’est de la brume qui sort. Comme si y avait pas assez du fleuve au petit matin. Même si rien à voir. Le fleuve, quand il s’y met, c’est vraiment une gueule qui s’époumone.                                                    On connaissait sur tout le quai de Paludate. Paludate après la gare, rien à voir. Après la gare c’est déjà l’autoroute. C’est la quatre-voies au bord du fleuve. Juste des blocs béton gris jaune, un garde-fou, et le fleuve à côté. En dessous même, parce que tu roules sans t’en rendre compte, et c’est pas plus mal, au-dessus, pas sur la rive. C’est de l’autoroute en suspension sur les eaux. Sur ce fleuve immense couleur de sable. À croire que c’est de la vase qui remonte, à peine diluée. Un sable mouvant noyé. Paludate c’est juste là, derrière la quatre-voies, en parallèle. C’est sur la rive derrière la gare. C’était le grand marché de Brienne qui a fini par brûler. C’était les abattoirs juste en face des boîtes de nuit. Y avait des piliers de bar qui t’racontaient qu’ils bossaient là, dans les abattoirs, et comment c’était, comment on faisait, comment ça marchait là-dedans, comment ça pissait le sang un bœuf, comment ça hurlait les porcs. Des histoires évidemment, qui finissaient en concours de cris de cochons entre deux shots de vodka caramel flambée. Si tu penses aussi à un autre genre d’histoires, c’est plus loin, c’était un quai plus loin sur le bord de la route qu’on les voyait les filles de joie. À l’autre bout des quais, la jonction avec les boulevards. Juste après le rond-point, en enfilant la petite route du quai du président machin. Sympa pour un président, ça en dit long. Y avait là quelques hôtels de passe, elles étaient devant, en tenue courte et moulante exigée, et après une zone de friche et d’industrie marécageuse, et puis le grand centre de tri des paquets et des lettres. On avait le temps de les voir depuis la quatre-voies, quand ça roulait au pas en fin d’après-midi, en fin de semaine. Quand on rentrait le week-end. Mais là aussi ils ont tout refait. Le rond-point des boulevards c’est la tête du futur pont, Simone Veil, et le quartier plein de grues et d’immeubles en verre modernes. Et Paludate. Les abattoirs démolis et le site transformé en FRAC et ce bâtiment blanc troué, un pont ou une arche, un vaisseau ou son exostructure qu’on appelle la MéCA.                                           Tu sais que ce mot de garonne ça remonte loin ? C’est même au confluent indécidable du latin et du gaulois. Le cul entre deux eaux de la langue. Et ça voudrait dire soit rivière du roc, et il a roulé et roulé longtemps vu la couleur de sable que c’est au bout du fleuve, ou alors rivière de l’Eau elle-même, en personne, en déesse. Et ça fait une mise en abyme, un nom en miroir qui s’mord la queue. Ah les Gaulois !                                                       C’est quand même dommage qu’ils aient pas le droit d’aller à la piscine, les chiens. Y en a qui aiment l’eau, et y a des gens qui aiment bien jouer avec les chiens dans l’eau. Tu sais qu’j’en ai connu un qu’aimait pas trop s’jeter à l’eau, mais il aimait bien jouer autour de la piscine, il sautait sur le matelas gonflable et te mordillait les chevilles pour qu’tu dégages.                                       Des fois, j’ai un peu honte, j’repense à ParK, je m’dis qu’il a pas tout à fait tort quand même. Parce que les quais, avec ces hangars transformés en galerie marchande, les quais en promenade avec pelouse, bosquet, terrains de sport divers, et ce drôle de miroir d’eau qui rejette sa propre buée, ni fontaine surdimensionnée, ni jeu d’eau ou expérimental, ni sculpture sinon à plat, ni monument aquatique sauf à refléter les autres, mais un peu de tout ça, et comme le centre décalé d’un parc d’attractions assez génial en fait courant sur des kilomètres le long du fleuve, dans sa courbe, et d’une quatre-voies à mille et un feux, et jusqu’à l’ancienne base sous-marine des nazis, un métablockhaus brut qui abrite un centre d’art, les quais refaits c’est une peu ça, cette structure insensée, ce concept terrible et insaisissable de Bégout.                                                           J’sais pas si le surplus américain existe encore, avec ses vestes et des cirés pendus à une grille, des drapeaux anglais et américains, des filets de camouflage, des caisses en métal, des jerricans, des sacs à dos, et les fameuses chaînes et plaques à matricules qu’on voit dans les films. J’sais pas si quelques épiceries de nuit ont résisté à la rénovation des quais, aux ravalements obligatoires certainement, à la boboïsation des quartiers, à la concurrence des autres commerces, des cafés classes, des boutiques tendances, des petits supermarchés des grandes enseignes. Y en avait une en face du pont de pierre, qui faisait l’angle j’crois. À part les lampadaires, c’était le seul endroit qui éclairait d’une lumière de néons plus franche sa vieille façade.                                                                Les Quinconces. C’est plus vraiment les quais, c’est un peu en retrait. Ou ça part de là, des quais, du bosquet de platanes, pas loin du miroir d’eau, et ça remonte en centre-ville, à deux pas du Grand Théâtre et des Grands Hommes. On dit que c’est une place, mais pour moi ça reste un parc en constante mutation. Des fois c’est vide, c’est une étendue de poussière blanche entre les bois de part et d’autre qui abritent des parkings, et ça peut être un parking à part entière où l’été les voitures deviennent des éléments d’un four solaire. On devrait réfléchir à ça, tiens, à faire des tableaux de bord et des sièges en skaï des capteurs d’énergie solaire. Qui pourraient même alimenter une clim. Ça m’aurait évité de me brûler les cuisses en montant dans la Fiat. Bref ! les Quinconces, c’est un parc en constante recomposition. Pour une foire de printemps et de vrac, pour une brocante géante, moitié salon d’antiquaire, moitié vide-greniers, pour un grand cirque, sa ménagerie avant interdiction, pour des semaines de fête foraine, de lumières, de bruit, du monde dans tous les sens, têtes à l’envers, estomacs retournés dans des manèges fous, pour la fête du vin, une poignée de tickets pour quelques verres gratuits chez les négociants et c’était des coups gagnés pour monter dans les tours avant La Lune dans le Caniveau.                          J’me souviens d’un bar-boîte aussi, au bout des quais vers Bacalan, du côté de la base sous-marine, où on allait danser et boire dans des tubes à essai. Ça devait être dans un hangar revu et corrigé en boui-boui moderne et cossu. Le H32 ? J’sais plus le nom. Mais moi, j’y suis jamais allé. C’est ME qui m’a raconté.                                        Il y a la Grande Roue aussi, au bout des Quinconces, au pied des colonnes. J’suis monté une fois avec ME. On a fait quelques tours, on est resté un instant en l’air dans la nacelle qui s’balançait, au-dessus de la ville, ses lumières, le fleuve qui les reflétait, et la lune. Aujourd’hui, la Grande Roue, c’est comme un œil illuminé ou halluciné d’un bleu profond. Peut-être le fameux bleu des rêves. Mais à l’époque, avec ME, ça devait être tout blanc.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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