#été2023 #01 | Organiser la solitude

Elle avait d’abord pensé la solitude comme la solution. Que ceux avec qui elle vivait acceptent – elle ne leur demandait pas de comprendre, elle s’engluait dans leur empathie – acceptent l’idée qu’elle ne se sente pas délaissée s’ils partaient sans elle. Elle avait mis du temps, elle, à comprendre que leurs protestations trahissaient leur peur et leur rancune à eux, qu’elle leur préfère du temps sans eux, sur leur temps commun de congés. Elle ne demandait pas des vacances entières, une journée c’était déjà bien, une nuit en plus c’était déjà mieux, une semaine c’était trop pour même en rêver. Elle l’avait eue finalement cette courte solitude, mais chez elle, avec le bruit quotidien des voisins, avec les plantes à arroser sur le balcon, avec les tâches à faire qui s’imposaient dans son champ de vision même si elle ne les faisait pas, sans personne à qui confier les mots de ses émotions, la solitude l’avait déçue. Elle en avait pleuré, la première fois.

Organiser sa solitude, avait-elle réfléchi. Une fois même elle avait osé partir, elle, sans eux. Avait posé une semaine de congé. Pris le train pour Sète. La chambre du petit hôtel avait un petit bureau dans un angle. Elle posait ses notes, ses livres à main droite sur le lit, il suffisait de tendre le bras. Heureusement qu’elle était droitière, car le mur aurait gêné son coude sur la gauche, déjà qu’avec son épaule elle frôlait le rideau. La porte-fenêtre et son garde-corps donnaient sur une place où stationnaient les estivants, mais pas directement sur le grand manège aux sièges en balançoires qui la fascinait autant que les enfants. Le matin tôt elle descendait à la plage toute proche, avant le monde. Une fois elle avait vu un gros chien fou fou se précipiter pour jouer sur une fillette, et dans l’élan la renverser. Accourus le père de l’une, la maîtresse de l’autre, elle n’avait pas suivi leur conversation, excuses, protestation, l’enfant s’était relevée sans hurler. Agrippée au mollet de son père comme derrière le créneau d’un rempart, elle fixait l’animal désormais retenu, tête à hauteur de gueule, des yeux noirs, en colère, mais intrigués aussi, qui cherchaient le dialogue. Elle avait passé toute la journée sur cette anecdote, sur ce regard, et s’en était voulu de se laisser distraire de son projet à elle, celui pour qui elle passait ses journées devant la tenture orangée des murs de l’hôtel, couleur passée de mode, pour qui elle sortait marcher le soir sur la corniche, pour qui elle redoutait les appels de ceux qui avaient accepté de la laisser partir sans eux.

Son premier geste dans la chambre d’hôtel avait été de décrocher le tableau au-dessus du chevet du lit et du bureau, de le poser, de le retourner. Le lendemain elle l’avait trouvé raccroché. Elle avait laissé un mot, et puis l’avait froissé, avait cherché la femme de chambre – celle-ci avait-elle compris, pas cherché à comprendre, vu passer tant de lubies – enfin les autres jours elle ne l’avait pas remis. Un mur nu mais quand même orangé, quand elle levait les yeux de son écran ou de son cahier – ça dépendait des heures, de ce qu’elle écrivait, de ce qu’elle reprenait. Même sans regarder derrière son épaule gauche, elle savait l’éblouissement des voilages, le cru de la lumière blanche, elle l’imaginait encore aux heures chaudes, les volets tirés. Chez elle, pas loin du lit, un peu moins près qu’ici, se disait-elle, son petit bureau était contre un mur blanc, et c’est sur ce mètre carré de peinture moins blanche avec les années, et qui commençait à se tacher, que son univers s’écrivait, par petit peu, par petites tranches, par petits moments volés au reste de sa vie, comme si sa vie n’était pas dans ces petits peu, ces petits moments que le reste du temps lui volait. Elle avait visité le château de Sissisburgh – elle partait d’ordinaire en vacances avec ceux avec qui elle vivait. Elle avait monté les marches de la tour de brique et vu le bureau de Vita Sackville-West depuis l’ouverture de la porte. Un cordon de velours rouge empêchait d’y pénétrer. Elle n’aurait pas voulu y pénétrer, c’était un rêve, c’était plein de désirs, c’était un grand secret. La vie à Sissisburgh, en jardinant le jour, en écrivant la nuit, un bureau – grand, en bois, avec des couvertures en cuir, des plumes et un lutrin, des bibliothèques et un divan où laisser reposer les textes en gestation – à quelle table écrivait la nurse qui s’occupait de son fils pendant toutes ces heures ? Le fils – sur un des panneaux écrits pour les visiteurs du lieu – racontait qu’il n’avait pas le droit de pénétrer dans le bureau de sa mère – dans le jardin, oui et le jardin était si beau sous la pluie. Elle se souvenait que pour bien observer les objets sur le bureau, les absorber dans sa mémoire, elle s’était penchée beaucoup vers la gauche au-dessus du cordon, comme elle se penchait vers la droite, au-dessus du garde-corps de l’hôtel de Sète pour saisir un bout du balancement des sièges centrifuges du manège.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

13 commentaires à propos de “#été2023 #01 | Organiser la solitude”

  1. Laure, on te suit des les premières lignes, ta pensée pour l’empêchement des gauchère me touche, cette contrainte d’espace pour le faire vivre en écriture, et les bureaux de celles qui précèdent… Les diverses tentatives sont toutes motivantes à en savoir plus,
    Cat

    • J’ai justement découvert que tu étais gauchère en lisant ton texte tout à l’heure, ça a fait un petit écho à ce que j’avais écrit.
      Merci de ton retour.

  2. La chambre à soi, qu’il faut d’abord creuser en nous-même avant de la reconnaître au dehors…merci pour ce beau texte.

  3. « la solitude l’avait déçue. Elle en avait pleuré, la première fois. »
    « Elle avait monté les marches de la tour de brique et vu le bureau de Vita Sackville-West depuis l’ouverture de la porte. Un cordon de velours rouge empêchait d’y pénétrer. Elle n’aurait pas voulu y pénétrer, c’était un rêve, c’était plein de désirs, c’était un grand secret. ».
    Toute cette approche du « lieu à soi » pour écrire en rappelle bien d’autres, s’agit-il d’organisation ou d’autorisation que l’on s’octroie à un moment donné de son existence ? Je crois que la réponse est dans la question. Il faut pouvoir supporter l’éloignement des êtres chers et même du monde pour plonger directement dans les eaux inconnues du roman.Mais je ne suis pas convaincue, tout au moins, pour moi, qu’on ne puisse pas écrire dans la même pièce où d’autres vivent. Il suffit que chacun.e vaque à son propos intérieur en évitant le bruit inutile, les casques sont faits pour cela. Oublier les regards et mettre le cordon rouge de Vita en travers du texte en cours avec des mots de passe ou tout simplement la consigne donnée d’un long « moment à soi » dans le meilleur des cas réciproque. Lorsque les enfants s’éloignent , c’est plus facile à mettre en oeuvre. J’aime bien l’idée campagnarde de la grande pièce de vie, où proches de l’âtre des êtres s’activent silencieusement. Il ne viendrait à l’idée de personne de demander : « pourquoi, tu fais du feu – maintenant ou pourquoi sors-tu ou reviens-tu si tard ?

    Je suis en train de terminer , très lentement, ton livre sur Marseille et je note déjà le titre du dernier chapitre : La ville et le désir… Je ne peux pas m’empêcher de transposer ici en évoquant La solitude et le désir… Je te souhaite un bon nouveau roman bien accompagné, à la distance espérée.

    • L’autorisation est sans doute primordiale : celle que l’on s’accorde, celle que l’on demande à ceux avec qui on partage l’espace (et le temps), un « moment à soi » comme tu le dis. Merci pour ce long commentaire Marie-Thérèse et pour ta lecture.

  4. Déjà si prolixe dans ce portrait plutôt mouvant et questionnant, ce elle vibrant avec toi (on le sent), cette solitude nécessaire
    je te suis, chère Laure…

    • Les chemins de l’écriture… Oui, je me souviens de Sète dans Comanche, mais pas spécialement du manège… Qui sait si le choix de ce lieu pour poser mon autrice n’est pas né de la rencontre de ton manège et du mien (je t’ai envoyé aussi la photo).

  5. J’ai lu une nouvelle, on est embarqué. La raison de sa retraite vient progressivement, on pense à un besoin d’être seule mais pas tout de suite à l’écriture. Ton style épuré est fort et ta maîtrise du point de vue : ce qu’elle voit est sous nos yeux – impeccable. Belle suite.