#été2023 | Clark Nova [ de #00 à #12bis ]

#00, prologue
J’ai choisi ce livre pour sa couverture et son titre laconique. J’ai commencé à le lire dans le train et l’ai fini quelques jours plus tard dans le grenier chez ma mère. Il y a une faute dans l’incipit dans les versions françaises. Je l’ai acheté 8 fois, je crois. Depuis lors, j’en parle au moins une fois par mois et je le relis une fois par an. Et pourtant, le contenu, je ne l’aime plus vraiment. Reste la forme et la nostalgie de l’adolescence quand je n’avais aucune responsabilité. Je crois que les souvenirs sont toujours plus beaux que la réalité.

#01, Annie Dillard, commencer par inventer l’auteur
Reçu la notification d’un mail ce matin sur mon téléphone. Allumé l’ordinateur pour le lire. Préparé le thé industriel. Caressé le chien. Regardé par la fenêtre les voisins s’afférer. Ai lu le mail. Une autrice m’annonce qu’elle publiera bientôt un recueil dans une prestigieuse maison d’édition dont je n’ai jamais entendu parler. Elle me demande si je suis heureux pour elle. Je le suis sincèrement et le lui écris avec entrain. Dans une fenêtre réduite de la machine, le traitement de texte est ouvert, comme toujours. Bu le thé industriel. Caressé le chien. Regardé le vide par la fenêtre. Regardé les sèche-linges en promotion sur le site d’une grande chaîne spécialisée dans l’électro. Dans deux ateliers d’écriture, je pourrai acheter celui qui est « mille fois mieux ». La vie de labeur des autres me permettra de continuer la mienne, « garantie avec un séchage doux et soyeux à chaque fois ». Heureux, j’éteins l’ordinateur et retrouve une position horizontale, près du chien.

#01bis, scène originelle
Dans la serre, les plants de tomates poussent tranquillement dans un monde lui-même sous cloche. Je n’ai plus d’odorat depuis longtemps mais je me souviens que les plants de tomates ont une odeur particulière. Loin de l’ennui du travail qui me freinait, je décide qu’il y aura 14 textes dans le recueil. Plus tard, j’ouvrirai 14 plages sur Scrivener. Un texte par jour. Quatorze jours. Suivis de plusieurs centaines consacrés au retravail. On ne resserre jamais assez un poème, tout comme on ne resserre jamais assez un recueil. Un jour, j’arriverai à tellement resserrer les choses que je ne publierai plus rien.

#02, Jane Sautière, du lieu au personnage
Je me souviens d’une odeur de galettes et de détergent, d’objets en étain déposés sur un meuble en bois, des bombes de cire d’abeille et d’un nombre incalculable de torchons en tout genre. Les escaliers n’en finissaient pas et se faisaient plus raides d’étage en étage. Chaque pièce était immense et contenait plusieurs vies rangées dans des tiroirs ou posées sur des étagères. Il y avait des livres dans chaque pièce, des livres qui n’avaient pas été choisis mais comme hérités. Le destin était bien plus présent à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui et une déité facétieuse, j’en étais certain, se cachait dans les plafonds. De la télévision émanait des récits de courses cyclistes, de guerres forcément inutiles et de soap opera. Si chaque maison est un monde, celle-ci était un univers qui s’était contenté du même morceau de tarte durant plusieurs décennies.

#02bis, jokari
Avant la porte et la maison, c’était la rue en pente où culminaient tous les rêves. À l’époque, je ne connaissais pas d’ailleurs si ce n’est ce que la télévision ou les livres m’en disaient. La rue était étroite et lorsqu’une voiture y était engagée, il fallait se coller contre les murs pour les éviter. Il fallait surtout être attentif aux bruits de moteur, arrêter la marche, prendre le temps de créer un contact visuel avec l’automobiliste. À l’automne, le macadam se couvrait de feuilles dans les tons jaunes, oranges et rouges. Et le jeu de trouver des marrons ou des bogues vides. Le temps était rythmé par les compétitions sportives enveloppant l’enfance d’une heureuse chape de biscuits au beurre et de soda. J’avais écrit une nouvelle sur le lampadaire dont la lumière orange chaude inondait ma chambre la nuit. Et me disais qu’à Lowell, Massachusetts, il y avait forcément la réplique parfaite de la rue reliant ma maison à celle de ma grand-mère.

#03, Stein, Américains
La déité, comme je le disais, était facétieuse. Il était impossible d’envisager un autre trait de caractère et certainement pas de la bienveillance. Les objets et les êtres disparaissaient et continueront de disparaître. Les seules notions sur lesquelles elle n’avait pas de prise étaient le temps et le jour à naître. Mara l’a, c’est bien connu, appris à ses dépends et toujours les rayons du soleil la narguent. Comme je le disais, une amie autrice a reçu la promesse d’être publiée dans une prestigieuse maison d’édition. Cela n’a aucun rapport en apparence, à ceci près que lorsque la déité essaie en vain d’empêcher le jour nouveau, l’autrice s’affaire dans ses carnets jusqu’à se bloquer la nuque et les côtes. Recommencer chaque jour. Que cela fonctionne ou pas. Mais recommencer encore. Comme je le disais, les voisins semblent courir dans tous les sens. Que font-ils vraiment, je n’en sais rien. J’espère vivement qu’ils arriveront à leurs fins à moyen terme car, comme je le disais, la déité qui vit dans les plafonds est bien facétieuse. C’est pourquoi, un entretien régulier de la voiture familiale par un réparateur agréé ne sera jamais, à mes yeux, un luxe inconsidéré.

#03bis, quatre par quatre
Ils étaient quatre. Elles étaient quatre. Ils étaient quatre. Oui, il dit. Oui, elle dit. Oui, elle dit. Oui, il dit. Non, elle dit. Moi, je préfère le thé industriel. Est-ce qu’une maison d’édition est aussi une maison ? Elle dit qu’on ne resserre jamais assez un poème. De là est partie la discussion de savoir si par extension, on ne resserre jamais assez un recueil. Oui, il dit. Je ne sais pas, elle dit. Oui, elle dit. Il ne dit rien. Le chien, comme à son habitude, ne dit rien. J’ai froid, elle dit. Rien ne se passe. Ils étaient quatre. Elles étaient quatre. Ils étaient quatre. L’une renifle, atteinte d’une bronchite asthmatique chronique. Qui a décidé qu’il y aurait une construction de type STH dans le mot ASTHMATIQUE ? Il ne dit rien. Le café est servi. On entend un moustique voler. Le nombre d’insectes décroit dangereusement. On peut le pressentir en voiture l’été car les pare-brise sont quasiment immaculés. La déité facétieuse s’est occupée des insectes. Les humains sont les prochains. Les humaines sont les prochaines. L’écriture inclusive est signe de fin des temps, elle dit. Elle acquiesce. Elle rit. Il glousse. Il ne réagit pas. Dans la culture japonaise, la lampée de café, la lampée de thé et plus encore la lampée de soupe s’accompagnent toutes d’un SLURP ultra-sonore. Ils étaient quatre. Elles étaient quatre. Elles étaient quatre. Oui, il dit. Oui, elle dit. Oui, elle dit. Oui, elle dit. Ah bon, il dit. Regards accusateurs. Le chien, comme à sa bonne habitude, ne dit rien. On n’est pas japonais, ils disent. On n’est pas japonaises, elles répondent. Le temps fait la seule chose qu’il puisse faire : il passe.

#04, superposer le temps
J’ai froid, elle dit. N’y pense pas, elle répond. Comment ne pas penser ? dit l’autre. Tu y arrives très bien, elle lance, et toi, tu as tout le temps froid. Lampées de café. J’ai l’impression qu’on vient ici depuis des siècles, non ? On dépose ce qui nous traverse, le cul posé sur ces banquettes en skaï. Oui, et ? J’ai froid, elle dit. Ben tiens, elle répond. Qu’est ce qui fait qu’on ne ressente pas le froid de la même manière ? dit l’autre. On n’est pas constitués pareil si tu vois ce que je veux dire, elle assène, et toi, tu bois trop de macchiato, c’est ça qui te donne froid. Est-ce que tout ceci a un sens ? Je veux dire, la vie, est-ce qu’on saura un jour par quel bout la prendre ? Et ça servirait à quoi, de savoir par quel bout la prendre ? Le chien de la grosse barmaid ne dit rien. Le chien de la grosse barmaid ne dit rien. Non, sérieusement, je crève de froid. C’est les perturbateurs endocriniens, à coup sûr. J’ai lu qu’ils agissent comme des tueurs silencieux. Et il y en a dans tout. Même dans le café ? Surtout dans le café. (SLURP ultra-sonore). Putain… Ne sois pas putophobe. Ha bon, t’es woke, toi maintenant ? Des légumes au wok, voilà ce que je vais cuisiner à mes mômes. On ira au supermarché chinois en repartant ? Les gars, sérieusement, vous n’avez pas froid ? Non. Pas vraiment. Non. Putain, moi, je me les gèle. C’est peut-être les CFC ? Ton frigo est vieux ? J’ai lu quelque part que ça attaquait l’ozone et que ça craignait un max. Bof, faut bien mourir de quelque chose. Si c’était si craignos, ce serait pas autorisé. Moi, j’ai froid en tout cas. Tu as tout le temps froid. Bois un autre café. Mademoiselle ? Quatre cafés. Non, déca pour moi, il est tard. Vous croyez qu’on se verra encore l’an prochain ? Putain, j’espère que non, ça voudrait dire que je serais encore là : j’ai une vie à vivre moi. Moi je suis sûr qu’on sera encore là. Y a tout ici, tu voudrais aller où ?

#04bis, Nicole Caligaris, du samedi au dimanche
Les crocodiles sont partis. Le samedi, ils trainaient encore en bande près du vieux cimetière aux graviers rouges pâles. La mort ne se contente pas de demi-teinte, ils avaient dit. En deux temps, trois coups de pelleteuses, un nouveau cimetière avait vu le jour 500 mètres plus haut. C’est ce jour-là que j’ai décidé de ne pas mourir ici. Du gravier rouge, même daté, ça vaudra toujours mieux que du gravier gris. Le dimanche, les crocodiles n’étaient plus là. Était-ce lié ? À votre avis ? // De samedi en dimanche, la population insectifère décroit. Oh, le pourcentage est ridicule bien sûr mais si nous le démultiplions par 52, là ça ne rigole plus. D’ailleurs, même en dehors de ce sujet, la Clark Nova ne plaisantait jamais. Elle n’est jamais vraiment endormie, vous savez. La contre-offensive sera terrible. // Dans la nuit de samedi à dimanche, l’important est ce qui est dit ou ce qui est tu ? Je ne sais pas, elle dit, mais j’ai encore froid. // Dans la nuit de samedi à dimanche, la déité, décidément ultra-facétieuse, décide de faire tomber un objet derrière la lourde desserte en bois suédois [ Mensonge Agent Lee ! Le bois suédois est léger ! ] Cela étant, l’objet entame là sa première nuit d’oubli profond. // Un premier baiser échangé entre une île et une aile. Dans un an, il sera célébré. Dans deux, il provoquera tout au plus un haussement d’épaules. C’est beau l’amour. // La ville s’endormait. J’en oublie le nom. Sur le fleuve en amont. Un coin de ciel brûlait. La ville s’endormait. J’en oublie le nom. Et la nuit peu à peu. Et le temps arrêté. Et mon cheval boueux. Et mon corps fatigué. Et la nuit bleu à bleu. Et l’eau d’une fontaine. Et quelques cris de haine. Versés par quelques vieux. Sur de plus vieilles qu’eux. Dont le corps s’ensommeille. // Je ne sais pas moi… Ailleurs, c’est tout. Quand on a vu un crocodile, on les a tous vus, non ? Alors là, c’est une des phrases les plus idiotes prononcées ce soir à échelle mondiale ! Génial… Génial ! Quand on a dit ça, mon vieux, on n’a rien dit en fait mais c’est typique de ton fonctionnement, tu as besoin de rabaisser les autres pour exister. C’est typique. Chacun devrait balayer devant sa porte. Dernière commande ! gueule la grosse barmaid. Le chien cille à peine.

#05, compressions Faulkner
Elle // Je n’ai rien vu. J’avais froid. J’étais comme… compressée par le froid. Les autres se foutent toujours de moi mais ils ne peuvent pas comprendre… Il faut le vivre. C’est… c’est inhumain, je n’ai pas peur de le dire. Alors, non, non, je n’ai rien vu venir. Désolée. Elle // Que vous dire ? On prenait le café comme tous les jours. On discutait de tout et de rien. Parfois, je pense que prendre le café, là, avec les autres, c’est comme s’occuper du fil de l’humanité. Oui, un peu comme les Parques, oui. C’est drôle que vous disiez ce mot. La dernière fois que je l’ai entendu c’était de la bouche d’un prof de français. Il est sans doute mort… il était déjà âgé. Rien n’est éternel. C’est triste ce qui s’est passé avec ce jeune homme mais, laissez-moi vous dire quelque chose : on enquête toujours sur les meurtres, sur la mort quand elle est suspecte mais… quand enquêterons-nous sur la vie ? Dans tout ce qu’elle draine d’absurde et de dur. La vie est rude en ce moment, trop rude, et personne ne semble prendre la mesure de ce qu’il se passe. Lui // Mec, je ne me mêle pas des affaires des autres. Tu veux quoi ? Qu’on me plante ici dans trois jours comme ce pauvre gamin ? Non, non, j’ai rien vu, rien entendu et même si c’était le cas, voilà quoi… Sur son lit de mort mon père m’a dit : Fils, vis et laisse vivre… et n’achète jamais de Fiat. Une Fiat c’est bien mais une voiture c’est mieux. Et il est parti dans un dernier fou rire. Bonne chance pour ton enquête, mon gars, et la paix sur la famille mais voilà… la vie c’est pour les vivants. Elle, à nouveau // C’est la société qui l’a tué. C’est cette fichue tache noire que j’ai vu chez trop d’amis quand ils doivent choisir entre l’humain et l’argent. Dans le quartier, j’ai vu des gamins de 13 ans s’en prendre à des retraités pour un peu de plastique et du métal. D’abord soi, toujours. C’est les magazines qui font ça, c’est ces vidéos sur les réseaux. Elle, à nouveau // C’est pas le service militaire qu’il faudrait rendre obligatoire à nouveau mais bien la religion ! Lui // Oui, mais non, faut pas exagérer. On ne se fait pas poignarder pour rien non plus… j’ai lu un bouquin écrit par un influenceur sur la personnalité criminelle et il le dit, le mec, victime et agresseur c’est trop dich-atomique comme analyse. Elle, à nouveau // On devrait peut-être lancer une commission d’enquête sur la sensation de froid. C’est pas populaire, c’est pas vendeur mais je crois que c’est très important. Je sais que ce n’est pas pour ça que vous êtes là, Agent… Lee, c’est ça ? Désolée, désolée vraiment de ne pas pouvoir vous aider… Lui, à nouveau // Moi, je m’en tiens à ce que mon vieux m’a enseigné. Je ne suis pas responsable de la misère du monde, bro.

#05bis, Sapo
Lui // Lee est un mec invisible parce qu’il l’a décidé un mardi, voilà tout. Il était attablé à la terrasse d’un café de la place de la Digue, il dégustait un macchiato et ça l’a frappé. Dans le bruit, comme un manque. Une absence de son. Un silence imbibé et pesant. Alors, cet enfoiré a soupiré, il a fini sa tasse et se jura que c’était le dernier macchiato de son existence. Depuis, il ne boit que de l’eau. C’est la vraie histoire. Lui // Non. Non. Ce n’est pas ça. Ha ha, quelle erreur ! Lee ne décide de rien. Lee n’a jamais rien décidé de sa chienne de vie. La raison pour laquelle il ne boit plus de macchiato c’est Elle. Elle décide ce qu’il boit, ce qu’il porte, ce qu’il pense, ce qu’il ressent et même ce dont il rêve. Il n’est pas manipulé, il est comme… téléguidé. À ce qu’on dit, elle ne supportait plus l’odeur du macchiato, fin de l’histoire. Elle // Le coeur de la question vous échappe. Vous ne voyez que ce qui vous arrange. Vous ne voyez que ce qui vous donne l’impression de raconter une bonne histoire. Et c’est vrai que souvent l’histoire est bonne mais le plus triste dans tout cela, c’est que vous ratez une histoire encore bien meilleure. Il n’a jamais été question de macchiato ou de terrasse de café. Les mecs, la question à vous poser c’est celle-ci : qu’y a-t-il de si important place de la Digue pour que Lee prenne sa bagnole, s’échine à trouver une place pour se garer, paie le stationnement, marche une borne ou deux et commande un macchiato à la con ? Que renferme la place de la Digue, les mecs ? Lui // Lee n’existe pas. C’est un personnage de fiction inventé par William S. Burroughs et tout bonnement volé par Jérémie Tholomé qui est infoutu de produire quoi que ce soit d’un tant soit peu original. Il parait qu’il compte en tirer un bouquin en 2025 et qu’il a demandé à des plasticiens de La reproduire… C’est pathétique et ridicule. Et pourquoi boire un macchiato surcoté quand on peut boire un vrai café ?

#06, argent
L’argent disparait. Les banques retirent les distributeurs automatiques. Dans certains villages, il n’y a plus de points de retrait à cinq bornes à la ronde. Ils disent que c’est une question d’efficience. Il dit que c’est bullshit. Alors, une fois par semaine, il prend la voiture à essence et il fait les cinq bornes. Il est difficile de se garer près de la banque mais il y arrive toujours. Pour les places de parking, il demande à l’Univers. Et l’Univers répond. Au début, il arguait que c’était un peu abusé de déranger l’Univers pour des questions de stationnement mais elle avait répondu que c’était okay et que l’Univers n’était pas limité. Et il est vrai que l’Univers n’a jamais failli. Une fois par semaine, il fait le plein de cash. Pour régler chez les petits indépendants principalement. Pas besoin de facture, ce ticket n’a jamais existé, Monsieur et d’ailleurs, je ne suis jamais venu ici… La voiture à essence fonctionne bien et consomme peu. Même l’airco il ne l’enclenche jamais. Une bouteille d’eau minérale en plastique et les carreaux ouverts, ça fait le job. Le garage charge 40 dollars transibériens une fois par an pour changer le filtre à pollen de l’airco qu’il n’utilise jamais. Il laisse faire. Qu’ils s’étouffent avec leur putain de filtre. De toute façon, avec tout cet électronique dans les voitures, les mécaniciens se font baiser aussi. Il avait, depuis peu, un comptable chinois pour l’aider à redresser la barre fiscale et équilibrer ses chances avec le service des impôts. Quand il était passé signer l’ordre de mission, le comptable lui avait débité un laïus sur le blanchiment d’argent, le terrorisme et la traite d’êtres humains. Tant qu’on ne me force pas à utiliser l’écriture inclusive, je signerai tout ce que vous voulez, compadre. Quand il prend un macchiato avec une femme, il ne sait plus s’il doit payer, s’il peut payer, si c’est toujours okay de boire un macchiato. Le monde est beaucoup trop compliqué ces jours-ci. Et les femmes toujours mariées. Et s’il demandait plutôt à l’Univers que ce démon goguenard rétablisse un bon paquet de distributeurs automatiques ou mette sur sa route des femmes célibataires ? Faire des enfants et vous marier, Agent Lee, ce serait bon pour vos impôts. Non, le risque est trop grand, caballero. Payer des impôts c’est chouette. Ça finance la guerre et la recherche pharmaceutique. Ça permet aux grosses firmes high-tech d’envisager des solutions alternatives aux arbres et aux abeilles. Il faut bien que quelqu’un paie, non ?

#06bis, chiffres
27,40 le pot de tabac 100g. Lee se souvenait du temps où ce pot, cet exact même pot s’échangeait à 19,80. Personne ne force personne à fumer, bro. Prenons l’argent des mourants avant qu’ils ne meurent. 3,50 le demi. [ Passons l’aberration du système métrique, Agent Lee ] s’amusait la Clark Nova. 7 pour une glace deux boules avec crème chantilly. Les livres de William Burroughs entre 5 et 14. Le parking, pure flèche décochée par le capital dans le cœur de dizaines de millions d’utilisateurs interconnectés. Milliers de gens qui s’éteignent à chaque seconde et pénurie de bras et de jambes pour les remplacer. Les tableurs échangent des chiffres à chaque fois que je frappe le clavier, ainsi disait Lee. Ça lui donnait le tournis et 14 de tension. Parfois, à la lecture des articles de presse électronique sa saturation en O2 chutait à 67. Alors, pensant à tout cela, au macchiato à 7,50, au comptable chinois à 90,75, pensant au monde et ses millions d’entrées dans le tableur cosmique, alors pensant à tout cela et pensant à la Clark Nova piaillant dans son sac de transport, pensant à la disparition des insectes, Lee serra le pot de tabac 100 g à 27,40 contre sa poitrine et s’engouffra dans l’artère principale.

#07, Francesca Woodman
Son reflet, je l’ai vu dans les miroirs des voitures, les fenêtres des théâtres, les vitres des trains. J’ai laissé son corps sur des quais d’embarquements, des portes d’aéroports. J’en connais le coude quand la tasse d’eau chaude est portée aux lèvres. J’en connais les yeux, avant le maquillage. Ses yeux qui craignent de ne plus être aimés. Les questions auxquelles il n’existe aucune bonne réponse. Corps-machine, pieds frappant le sol, toujours un poème dans la bouche même dans la montée. Bouche à livre ouvert dans la contrariété. Corps emballé dans des écharpes quand il fait à peine 17 degrés. Le cœur dit trop souvent que c’est horrible ce qu’il se passe. Une plume souvent blanche dans les cheveux. Morceaux de métal, de bois et de pierre dans les poches, dans l’attente du prochain abandon.

#07bis, odeur
Je ne connais pas son odeur, voilà la vérité. J’ai vu mille couleurs et huit autres encore, mais depuis longtemps, toute odeur m’est inconnue. Lorsque je me me concentre, j’arrive à invoquer dans mon esprit l’odeur du jus d’orange. Enfant, j’avais une passion pour le presse-agrume en plastique de ma grand-mère et proposais de servir des boissons fraîches à toute heure du jour aux invités. C’était le rituel du matin : trois oranges. Insidieusement, les effets de la génétique et du milieu ultra urbain ont gommé chez moi l’odorat. Les femmes de ma vie ont toujours choisi mes parfums et eaux de toilette. Moi, je choisissais les intérieurs, noirs de préférence. C’est étrange de ne pas sentir sa partenaire. Parfois c’est comme vivre avec hologramme. Un jour, des baffles simuleront la présence d’abeilles dans les parcs. Ils ne vont pas détruire la viande, tout de même ? elle dit. Non, non, rassure toi. Ils ne vont pas détruire la viande.

#08, expansion Claude Simon
Détails sur ce qu’ils ont appelé l’attentat du restoroute // Au milieu de nulle part, Lee, assis sur un banc, mâchonne une barre chocolatée légèrement fondue par le temps. À ses côtés, la Clark Nova, dans son sac de transport isotherme et un mec trop vieux pour rêver encore. Il tient le crachoir. Et donc le type arrive au salon et dit je veux un aigle dans le dos. À l’époque, tu pouvais faire du walk-in, te pointer sans rendez-vous quoi. Je dis ok, un aigle, c’est 8.000. Le type s’énerve et rétorque va te faire foutre, je ne mettrai pas plus de 7.000. Un aigle dans le dos, c’est ça que je veux. Je dis, c’est 8.000. Le gars : 7.000 ! Ok, va pour 7.000. Le type se couche sur le ventre et j’aligne les couleurs : rouge, jaune, bleu, vert. Mon apprenti me demande pourquoi autant de couleurs. Je dis rien. Le truc se passe et le type se met à gueuler quand il découvre le perroquet que je lui ai tatoué dans son putain de dos. Il dit je vais te tuer, je vais te tuer… Un aigle, c’est 8.000, je dis. Pour 7.000, tu peux avoir un perroquet. C’était le bon temps. [ Ça me parait juste ] jugea la Clark Nova. C’était comme ça en ce temps-là conclut le mec trop vieux pour rêver encore, accroché à sa canne. Lee, les yeux injectés de sang à cause du manque de sommeil et l’abus de sucre rapide. Une femme, en panique, le téléphone collé à la joue. Ils ne vont pas détruire la viande, quand même ?! [ Je n’en serais pas si sûre, lady ] Si elle a entendu la Clark Nova, elle ne l’a pas montré et continue son chemin jusqu’à l’entrée du restoroute à 90 mètres de là. J’avais un flingue derrière le comptoir et je n’hésitais pas à le sortir. [ Ouais, ouais, c’était mieux avant, c’est sûr ] [ Mais concernant les insectes et leur disparition, vous avez quelque chose à déclarer ? ] Lee était épuisé. Il n’avait aucune idée d’où il se trouvait et comment il en était arrivé là. Le truc avec les rapports, c’est qu’ils sont sans fin. Une actualité chasse l’autre et ça ne s’arrête jamais. L’Agence dit d’aller à l’Est, alors on va à l’Est. L’Agence dit de contacter Two-Times Diana, alors on trouve Two-Times Diana dans les pires endroits et ses tuyaux ne sont fiables qu’une fois sur deux à cause des retours d’acide. L’Agence recommande de se brosser les dents pendant 3’30 alors on s’exécute. Pour 25 briques par an et un paquet d’emmerdes. Le truc avec les insectes, c’est que c’est sûrement exagéré si on en parle dans les journaux, embraya le mec trop vieux pour rêver encore. C’est simple : on fait peur aux gens, on leur dit que c’est l’apocalypse mais qu’avec un purificateur d’air dernier cri, les choses iront bien. Et au final, l’apocalypse ne vient jamais et on a vendu des millions de purificateurs et tout le monde est content. De toute façon, les petits génies du Massachusetts Institute of Technology ont déjà tout prévu. C’est pas des cerveaux qu’ils ont ces petiots, ce sont de vrais réseaux boostés à l’intelligence pure, aussi pure qu’un pet de Jésus ! Donc oui, il y a moins d’insectes sur le pare-brise quand tu dépasses les 80 miles à l’heure, la belle affaire, mais je crois qu’on peut clairement se dire qu’on n’en a rien à foutre parce que les petits gars du MIT le savent et qu’ils ont déjà trouvé la parade ! [ Vous avez noté cela, Agent Lee ? ] Oui, Nova, le pet de Jésus et le reste, tout est consigné, j’en ai pas perdu une miette. Est-ce qu’on peut se tir… À ce moment précis, une explosion retentit depuis l’intérieur du restoroute, suivie de deux autres. Au moins, la dame n’est sans doute plus trop tracassée par une possible disparition de la viande. Et ça, les étudiants du MIT l’ont vu venir ? lance Lee au mec trop vieux pour rêver encore, l’odeur du caramel ressortant fortement avec la chaleur du restoroute en flammes.

#08bis, fractales et sardines à l’huile
Avant l’explosion. De ce qu’ils appelleront. L’attentat du restoroute. Lee. Le regard dans le vide. Mâchonnant une barre chocolatée. Sur le paquet. Une mer bleue et calme. Avant l’explosion. Lee. Ressentant le goût sucré d’une mer bleue et calme. Jeunes hommes et jeunes femmes légèrement vêtues sur des plages tropicales. Avant l’explosion. De ce qu’ils appelleront. Le tourisme de masse. Lee. Saturant son cerveau malade dans un speedball de sucre, noix de coco séchée (21 %), sirop de glucose, beurre de cacao, pâte de cacao, lait écrémé en poudre, émulsifiants (lécithine de soja, E471), lactose, beurre concentré, petit-lait en poudre, humectant (glycérol), sel et d’extrait naturel de vanille. Avant l’explosion. De ce qu’ils appelleront. La mutinerie. Lee. Convoquant selon Wikipédia cité par la Clark Nova [ le souvenir d’un navire britannique chargé de transporter des îles pacifiques des plants d’arbre à pain pour établir des plantations aux Antilles et alimenter à meilleur compte les esclaves des implantations britanniques ] Avant l’explosion. Lee. Mâchonnant une barre chocolatée. Comme il s’en écoule des milliers chaque jour. Dans les stations-services et les restoroutes. Au milieu de nulle part. Lee. Mâchonnant sa vie. Marmonnant. Qu’aucun bras n’est un bras ami. Avant l’explosion. De ce qu’ils appelleront. L’attentat du restoroute. Lee. Le regard dans le vide. Mâchonnant une barre chocolatée. Sur le paquet. Une noix de coco coupée en deux. Sur le paquet. Le bonheur.

#09, Stephen King, lieu
Ailleurs. Une station-essence, des voitures, des glaces dans des congélateurs à portes coulissantes. Un mec avec une casquette de type trucker. Une femme fumant une cigarette. Ailleurs. Un couloir mal éclairé dans un sous-sol, un homme en costume business classant des dossiers. Ailleurs. Un liquor store tenu par un couple de travailleurs immigrés, une musique d’ascenseur, une odeur de tabac. Ailleurs. Une rue en pente, à sens unique, des arbres nus à l’automne, on y recherche des marrons à leurs pieds. Ailleurs. Des abeilles survolant un champ de maïs. Ailleurs. Un quai de gare près de moulins abandonnés, grinçants au moindre coup de vent. Ailleurs. Le kiss & ride d’une gare ou d’un hôpital. Ailleurs. La terrasse bondée d’un café en milieu urbain. Ailleurs. La préparation d’une lecture dans une librairie, les sièges bien alignés, la lumière tamisée.

#09bis, Stephen King, temps
Sur une aire d’autoroute, deux hommes assis sur un banc. L’un d’eux parle. Il me semble qu’il pérore tandis que l’autre reste silencieux. Semble avoir le regard profondément plongé dans le vide. Semble fatigué. Il porte un pare-dessus gris. À sa droite, une machine à écrire étrange dans un sac de transport. J’aurais juré qu’elle bougeait. L’autre, celui qui cause, porte une casquette de type trucker. En réalité, les deux semblent fatigués. Ce monde nous lessive, voilà ce que je crois. L’intérieur de la station était coloré et sale et froid. Ça pourrait être partout dans le monde. Le cash ayant disparu de la circulation, tous les échanges se règlent via des cartes en plastique ou des apps. On ne dit même plus le mot « application » qui avait remplacé le mot « programme ». Dans mon contrat d’édition, il y a même une clause évoquant les « CD-roms ». Moi, je désapprends constamment les choses informatiques. Durant les vacances au bord de la mer, j’ai du demander à la chargée de diffusion de remettre ma photo de profil sur Facebook car je l’avais effacée par erreur. Elle avait ri. Je resterai toujours un homme analogique. Parfois, je me sens périmé et la plupart du temps je n’en ai strictement rien à foutre. J’ai encore reçu deux emails (j’emmerde les courriels) pour un appel à enregistrer des textes pour des podcasts. Une femme rentre dans le restoroute, le portable vissé à la joue. Elle parle de la disparition de la viande. Elle semble terrorisée. Je n’ai aucune envie de participer à ces podcasts à la con. La chargée de diffusion m’encourage pourtant à le faire. Désolé (mais pas vraiment) pour l’image viriliste et agressive mais de mon point de vue, ce genre de chose c’est comme se branler sur des magazines de charme. On sature les réseaux avec nos mots et nos voix comme on a saturé le papier, les rues, les bouquins et nos poches. J’aimerais devenir le poète du silence, el hombre invisible. Sans m’en rendre compte, j’avais acheté une bouteille de syrah au liquor store. Le vieux pakistanais n’avait même pas dit bonjour et l’argent était vraisemblablement parti puisqu’il me tendait le ticket de caisse que je fourrai dans ma poche. La femme tracassée par la viande avait raccroché. Elle se plante devant moi. Vous n’avez pas achevé votre éducation, Agent Lee, elle me dit sur le ton du reproche avant de quitter les lieux à toute volée. Une forte odeur de tabac me monte à la tête tandis que j’entends gueuler le vieux pakistanais. Je réalise que je ne bois jamais de syrah et que je n’ai aucun souvenir d’être arrivé ici en voiture. Quand diable le monde s’est-il mis à partir en couilles à ce point ?

#10, personnage sans vous
Lee est assis sur un canapé en cuir noir et feuillette un magazine sur les armes de poing. Il soupire. Des armes il en a déjà plein, dont tout un tas qui attendent sur le bureau, encore enveloppées dans leur cellophane. Il avise un .38 qui lui fait de l’œil. Il se connecte sur le site avec son smartphone 1 EXEMPLAIRE EN STOCK et ajoute le .38 au panier, qu’il demande à payer directement VOUS AVEZ 20 MINUTES POUR RÉGLER VOTRE COMMANDE le site est encore vieillot et demande une connexion par carte de banque et digipass. Le digipass est dans le tiroir de la table basse où il a son pied droit. BATTERY LOW. Par chance, le câble USB est aussi dans le tiroir. Il connecte le câble à un ordinateur portable qui traîne sur la table basse. C’est l’ordinateur du taf. Il lutte pour ne pas aller lire ses e-mails (lui aussi emmerde les courriels). BATTERY LOW. Il se connecte sur le site de la banque. Le digipass ne se recharge pas par USB mais nécessite deux piles CR2032 dites piles boutons. Il possède une mémoire visuelle et jurerait en avoir vu dans la commode. Il se lève et va à ladite commode. Une plaquette de piles CR2032 s’y trouve. Le digipass est pourvu d’une simple vis en croix sur le clapet d’accès aux batteries mais cette vis est d’un format microscopique. Il sait qu’il possède des tournevis miniatures quelque part dans la maison. Mais où ? Il entreprend de fouiller les boîtes à outils. Rien. Il retourne aux boîtes à outils et se saisit d’un tournevis d’électricien à tête plate. Ni une ni deux, il fait pression à la base du clapet. Le plastique rose se détériore. Il se dit de faire attention à ne pas se planter le tournevis dans la main tenant le digipass. Trente secondes plus tard, il se blesse. Une belle entaille d’un centimètre de long. Il achève son œuvre et la vis saute. Y a-t-il encore des pansements ? S’il y en a, c’est dans le meuble noir. Après vérification, le meuble noir ne contient que des compresses. Il en prend deux et retourne à la table basse dont un tiroir renferme une bouteille d’alcool à 90 degrés. Il ne ressent aucune douleur. Il ramène tout le matériel sur la table basse et s’assied sur le canapé en cuir noir. Il entreprend de changer les piles. Le digipass fonctionne. Il se connecte sur le site DÉSOLÉ, LE TEMPS EST EXPIRÉ, VEUILLEZ RÉESSAYER il clique à nouveau sur le .38 DÉSOLÉ, CET ARTICLE EST HORS-STOCK DE NOUVEAUX EXEMPLAIRES SONT EN COURS D’ACHEMINEMENT. Il soupire. Il se connecte sur le site de la Librairie Wallonie Bruxelles. Il ajoute au panier un exemplaire de CLARK NOVA par Jérémie Tholomé aux éditions maelstrÖm reEvolution. Pas besoin d’un putain de digipass pour un bouquin de merde, il dit à voix haute.

#10bis, le personnage et l’auteur
On m’utilise. On me prête des propos qui ne sont pas les miens. On m’affuble de pensées que je n’ai jamais effleurées. On me balade dans des lieux où je n’ai jamais mis les pieds. Mes enquêtes sont closes depuis très longtemps. I’m long gone, man. Long gone. La paperasse prend l’humidité dans un tiroir ou se promène dans l’atmosphère en mini-particules de vérité si quelqu’un l’a brûlée. J’en ai fini avec l’imperméable et le café dégueulasse. Il existe des archives vidéo-filmées mais ce n’est pas moi. Un acteur bas-de-gamme, voilà ce qu’on a trouvé pour me faire porter le chapeau. Des effets spéciaux nullissimes pour simuler la bestiole. Les mots sont toujours plus puissants que n’importe quel film tourné en IMAX ou n’importe laquelle de leurs percées technologiques. Pourquoi personne n’a jamais entendu parler de cet attentat du restoroute ? Pourquoi n’y a-t-il pas un bouquin paru chez maelstrÖm reEvolution portant ce foutu titre ? Le restoroute. La vérité c’est qu’on vous ment. Il n’y a jamais eu d’attentat dans ce restoroute. Comment je le sais ? On ne l’a pas écrit. Ce bouquin n’existe pas, grâce à Dieu. N’ai-je pas mérité le repos ? N’ai-je pas fait mes preuves et tout ce que je pouvais par le passé ? I’m long gone, man. Long gone. Alors pourquoi voudrait-on remuer le passé ? À quoi bon ? N’y a-t-il plus aucune pensée originale ? J’espère bien que si on était dans les tranchées au moment où je vous parle, on ne pinaillerait pas sur des quotas, des pronoms, des façons de parler ou se taire. J’ai un scoop pour vous. On est dans les tranchées. Et l’eau monte. Et on me fait manger des barres chocolatées ? Vraiment ?

#11, Stein, marche arrière
Je suis Irlandais. Les Irlandais ne sont jamais bourrés sauf quand ils disent du bien des Anglais, plaisantait Lee avec le technicien chargé de lui faire passer le polygraphe mensuel. Êtes-vous marié ? Je n’en sais rien, Larry… C’est un oui ou un non, agent Lee ? Je n’en sais foutre rien, Larry, bon sang ! Mais théoriquement, agent Lee ? Oui, oui, bordel, théoriquement, oui. Je ne t’ai jamais raconté ? L’entraînement dans le nord de l’Écosse, les sergents-instructeurs ouvertement racistes et débiles à souhait, une pluie épaisse comme mon poing et du whisky bas de gamme. Avez-vous déjà trompé votre femme ? Un oui ou un non, épargnez-moi vos jérémiades, un oui ou un non ? Je ne t’ai pas raconté, l’attentat du restoroute ? Je sais qui a fait le coup… ça ferait un de ces potins… [ Taisez-vous, agent Lee ! Nous allons perdre nos accréditations et nos chèques-repas ] beugla la Clark Nova, sortant de sa léthargie. Désolé Larry, ce sera pour une prochaine fois… Détestez-vous les Mexicains ? Soyez précis ! [ Qui ne déteste pas ces foutus Mexicains ?! ] Je ne sais pas, franchement, je m’en tamponne. Mais je me rappelle d’Oslo au printemps. Je me rappelle avoir embrassé une fille après qu’elle m’ait demandé ce que je ferais si tout était possible. Je me rappelle que son rouge à lèvres goûtait la pêche. Mais c’est une autre histoire, non ? À quoi bon parler des histoires d’amour qui n’ont pas eu lieu ? Le technicien plongea ses yeux inexpressifs dans ceux hallucinés de Lee et déconnecta l’électrode principal. C’est justement là que ça devient intéressant, agent Lee. C’est le creuset même de toute la littérature, depuis Hélène de Troie et bien avant ! Si vous ne me vous mettez pas à table en ce qui concerne la fille d’Oslo, je rendrai un rapport négatif, aisément corroboré par votre haleine de poney. [ Faites comme vous le faites si souvent avec vous même, agent Lee… mentez-lui… ] chuchota l’arachnide mécanique. [ N’oubliez pas que tout ce qui touche à la fille d’Oslo est classifié ] Écoute Larry, vieux, faut pas croire tout ce que je raconte. Ce foutu métier, tu vois… Ça te dit pas des places pour les Celtics ? Premier rang et on arrête ce cirque ?

#11bis, portrait du personnage en lecteur
William Lee n’est abonné à aucun magazine. Il existe plusieurs raisons à cela. La plus importante est liée à son métier : en fréquents déplacements aux quatre coins de l’Interzone et ses bordures extérieures, son appartement et sa boîte aux lettres abritent au moins six sortes d’araignées et leur marmaille exposant pour elles-mêmes des toiles d’une grande beauté. La raison secondaire est liée aux marchands de journaux. Ces personnages un peu ternes, luttant vaille que vaille pour ne pas sombrer dans l’anachronisme de la société de la brève et du tweet, ne peuvent espérer se faire une marge que sur les magazines cornés qu’ils écoulent. Achetez-y simplement des cigarettes et vous vous rendez complices de la disparition programmée de ces pauvres hères. Ça et le fait que lorsqu’il était enfant, dans le Missouri, Lee se rendait toutes les semaines chez Midtown Planet pour acheter des cartes de baseball à collectionner. S’il détestait déjà toute pratique sportive à l’époque, il se passionnait pour les statistiques présentes au dos des cartes : home runs (HR), strikeouts (K), innings pitched (IP),… le petit William Lee pouvait y passer des heures alors que le monde brûlait déjà mais qu’il ne le savait pas. À la fin de chaque mois, Renee, la patronne, lui offrait un paquet en rab’. Depuis, Renee est morte d’un cancer de la gorge, Midtown Planet a fermé ses portes et Lee préférerait qu’on fasse des sashimi avec ses parties intimes plutôt que de remettre les pieds dans le Missouri. Sans penser à tout cela, du moins consciemment, William Lee, assis en terrasse d’un café, en ce matin de septembre étrangement caniculaire, profite d’un jour off pour se plonger dans le nouveau numéro de Guns & Ammo Magazine, doté d’un dossier spécial sur les .45 (contre lesquels les gilets pare-balles sont aussi utiles qu’un politicard en situation de crise).

#12, Thomas Bernhard, fauteuil à oreille
C’est fou ce qu’on apprend quand on laisse refroidir du pain perdu vendu à un prix prohibitif assis dans un fauteuil en tissu standardisé d’une succursale urbaine d’une grande chaine de restauration pour vieux avec de l’argent. On pourrait perdre tout espoir envers l’être humain. Aperçu des pensées, sensations et paroles glanées par l’agent Lee durant un brunch quelque part dans la Station Nord. Traverser au rouge le passage clouté ne constitue qu’une demi-infraction. We are young. Heartache to heartache. Je veux dire, quel flic prendrait encore la peine de signaler ce genre de choses alors que les villes peuvent se faire beaucoup plus de blé en télécommandant une scan-car pour envoyer en direct des contredanses électroniques aux automobilistes dépassant d’un quart de seconde la durée de stationnement autorisée. Dans certaines rues de la capitale, on est sur du 7$ arctiques la demi-heure. Les raisons ne sont pas financières, voyons (cela tombe sous le sens). C’est une question d’écologie (pour qui nous prenez-vous ?). De respect de l’environnement. Heartache to heartache. We stand. À chaque seconde, des milliers d’amendes réchauffent les fermes de serveurs pakistanais (ou Dieu sait où ?). À chaque seconde, des milliers de rictus et de soupirs précèdent l’apposition du doigt sur des téléphones intelligents. Des jurons sont lâchés dans l’air et l’argent circule. Il ruisselle, l’argent. Mais comme les courants des fleuves originels, toujours dans un seul sens. La ligne d’arrivée, il n’y a que les banquiers virtuels qui la franchisse sans cracher leurs poumons. Lee ferma les yeux pour mieux percevoir le bruit des doigts pianotant sur les écrans protégés par Gorilla Glass ou toute sorte de gels révolutionnaires garantis 5 minutes sauf achat d’un complément (unique façon pour le revendeur de se faire de la marge). No promises. No demands. On est sur un chiffre d’à peine 100.000 gorilles restant dans la Station Sud (15.000 de moins chaque année) mais un bon milliard de Gorilla Glass. Est-ce que l’agent Lee prétend que c’était mieux avant ? Est-ce que l’agent Lee est de ceux qui disent qu’il faut vivre avec son temps ? Lee ferme juste les yeux, écoute le bruit des doigts sur ces quelques centimètres carrés d’écrans, écoute les voix racontant des histoires autocentrées encadrées par bien trop de mots et des gloussements désagréables. Lee sent l’odeur du pain perdu industriel, mélange de ce lait de vaches et d’œufs de poules n’ayant jamais vu le soleil. Lee se concentre sur la respiration de ce corps dont il n’avait jamais fait trop de cas. Lee pense à sa demi-vie déjà écoulée et la demi-vie à venir. Il revoit la grille de l’école primaire de son quartier au fin fond du Missouri. Le visage de sa grand-mère quand elle passait les fruits rouges à l’étamine quand venait le moment de réaliser les confitures maison. Love is a battlefield. Lee ne demande rien d’autre que de pouvoir fermer les yeux. Une seconde encore, à l’heure du brunch.

[ Et vous, fermez-vous parfois les yeux, rien qu’une seconde à l’heure du brunch ? ]

vous souffle alors la Clark Nova avec toute la bienveillance que sa condition d’araignée-machine à écrire noire peut lui permettre. [ Fermez-vous parfois les yeux en réunion ? ] [ Vous connectez vous parfois à votre respiration ? ] [ Il vous reste peut-être moins d’une demi-vie ] [ Qu’allez-vous en faire ? ] Love is a battlefield. Lorsqu’il ferme les yeux, en laissant refroidir du pain perdu vendu à un prix prohibitif assis dans un fauteuil en tissu standardisé d’une succursale urbaine d’une grande chaine de restauration pour vieux avec de l’argent. Lorsqu’il ferme les yeux de la sorte, à l’heure du brunch, entouré de toutes ces vieilles et tous ces vieux racontant leurs histoires autocentrées comprenant bien trop de mots et de bruits de bouches. C’était mieux avant ? Il faut vivre avec son temps ? La vérité avant-dernière, la voici : lorsqu’il ferme les yeux, assis au cœur de la capitale de le Station Nord, il faut s’imaginer l’agent Lee heureux !

[ Et vous, qui êtes-vous quand vous fermez les yeux ? ]

[ Pour le savoir, précommandez maintenant le livre Clark Nova de Jérémie Tholomé, à paraître chez maelstrÖm reEvolution le 17 décembre 2025 ! ]

#12bis, monologue encore
William Lee, cette fois à l’intérieur d’un café par un dimanche pluvieux. La version australienne de Guns & Ammo Magazine lui apprend que 600 personnes meurent chaque jour des suites de violences par arme à feu. [ On peut faire mieux, agent Lee ! ] s’enthousiasme la Clark Nova. [ Je suis certaine d’avoir vu le serveur grassouillet écraser un cafard dans le dos ! Avez-vous le M9A1 que je vous ai offert ? ] (selon Wikipédia, cité par la Clark Nova : [ Le Beretta M9A1 a évolué à partir de la conception de base du pistolet M9 testé et éprouvé au combat, avec la contribution de l’État totalitaire électronique et des forces de l’ordre du monde entier. Le M9A1 intègre la fiabilité et les performances établies du M9, avec des fonctionnalités supplémentaires comme le partage instantané sur les réseaux sociaux ] ). Illico presto, Lee étudie au moins douze manières de liquider ledit serveur et se débarrasser de son corps avant midi. Fichu métier. Qu’ai-je fait de ma vie ? Quand il était boy scout, Lee avait juré de protéger la nature et la vie. [ 600 par jour, ça fait 219 000 par an, agent Lee ! Quel total merveilleux ! ] Le serveur a les cheveux tellement gras qu’on pourrait facilement les utiliser comme accélérateur pour brûler le cadavre. Rien que sa queue de cheval constitue une faute de goût passible d’une amende dans la Station Ouest. [ Ce ne serait que justice, agent Lee ! ] Je crois que ce boulot me tue. Je pense que j’ai un ulcère. [ Il faut bien que les croque-morts fassent leur beurre ! Saviez-vous que Johnny de chez Whispering Pines Funeral a eu un cinquième môme ? On ne devrait pas lui envoyer une carte ? ] William Lee tente d’invoquer des images d’oiseaux volant au-dessus de marais brumeux. Gamin, dans le Missouri, il porte un passe-montagne jaune. Son grand-père lui tient la main et lui apprend à distinguer les cris des oiseaux. [ Vous vous souvenez du gamin de Puerto Joselito que vous avez abattu à 500 mètres alors qu’il tentait de capturer un papillon ? Un travail d’orfèvre, le sang n’a même taché ses vêtements ! ] William, souviens-toi que la buse miaule, piaule ou piaute mais que merle babille, flûte, jase ou siffle. Chaque vie est sacrée, William. Tu t’en souviendras ? [ Il sort la poubelle par la porte de service, agent Lee ! ] Machinalement, William Lee tâtonne le holster à travers le tissu de sa veste, termine sa tasse et se lève lentement en direction de la porte de service. [ Quelle sensation magnifique que celle de pouvoir apporter une modeste pierre à une entreprise tellement plus grande que soi, vous ne trouvez pas ? 600 morts par jour, quelle joie ! ] Promets-moi de faire le bien, William. C’est très important. Très important, tu m’entends ?

A propos de Jérémie Tholomé

Poète belge, Jérémie Tholomé écrit principalement des textes pour l’oralité, tous publiés chez maelstrÖm reEvolution.

35 commentaires à propos de “#été2023 | Clark Nova [ de #00 à #12bis ]”

  1. Quelque chose de bien enlevé entre dérision et observation anonymisée. Le resserrement du texte laisse tout de même passer une vision réaliste des transactions humaines, faite d’éclats « facétieux » et d’affirmations faussement recluses. L’inclusion est bien le sujet. Le chien n’en pense rien. Il mange et il attend qu’on lui dise comment ça peut se passer. Confiant plus que son maître. Une vie de chien est plus tranquille qu’une vie qui prend à court ?

  2. Ta présence m’avait échappé jusque là dans cet atelier, Jeremi, mais je vais revenir te lire de façon plus complète et attentive
    Mais tout de suite, un écho : toujours cette magnifique efficacité dans la langue…

  3. Ah ben mon gars, quel plaisir de déguster ces propositions à la suite. Cohérence et flexibilité, ancrage et dérision maîtrisée. Ouah! Des bises!

  4. Ouais, te lire m’apporte la lumière nécessaire pour creuser ma question du soleil noir sans le devenir (cool!)… t’expliquerai à l’occasion, Vincent et moi parlons souvent de cette notion de la restitution « non figurative » de l’intime.

  5. un côté américain, je me demande si les propositions ont vraiment été faites les unes après les autres, on sent une continuité issue d’un tir groupé. A te lire, je me dis qu’il faudrait peut-être bien arrêter de réfléchir pour voir ce que ça donne, le corps contient suffisamment pour avoir quelque chose à dire.

    • Bonjour Marion ! Merci pour ce commentaire qui me permet d’expliquer la démarche : pas de tir groupé mais écriture directement dans l’article du blog avec à chaque fois relecture de ce qui précède. L’idée est de garder au maximum les éléments déjà amenés pour les épuiser (ce qui sera impossible). Comme si toute l’écriture tenait dans un dé à coudre. L’Amérique présente dès le prologue et je pense dans mon imaginaire littéraire en général. Le côté instinctif et bref vient certainement de la pratique poétique. « Voir ce que ça donne », c’est vraiment la chose que je cherche en atelier. Merci d’être passée.

      • c’est intéressant et reposant, je vais sans doute piquer l’idée, flotter sur son propre flux.

  6. Pour mettre à jour le truc déroulant (votre menu déroulant l’action et les paroles comme si c’était facile), je propose à mon tour une enquête sur la sensation ou le sentiment du CHAUD ressenti à la lecture des actualités que vous intégrez dans cette série de petits textes succulents.Le dernier plane au dessus de la chienlit , ses petites ailes déployées soulèvent un vent sans promesses. On ne sait pas comment ça va tourner tout cela. Mais vous vivez peut-être ailleurs qu’au pays des flashballs et des crispations gouvernementales sur l’indocilité du peuple et des jeunes en particulier. La lame de fond du Tsunami social est bien en ligne de mire, restez donc en hauteur avec votre humour , il faudra bien quelqu’un comme vous qui filme pour l’enquête… Nous , on construit des kits de survie et des bunkers en silicone.

    • Merci pour le passage ! Je vis dans un pays où personne ne dit jamais rien, où les manifestations sont de jolies balades entre deux gares et où on achète une petite gaufre à l’arrivée. La jeunesse aura peut-être plus de répondant. Quant à moi, je regarde le monde avec effroi mais tente de l’écrire avec autant de légèreté que possible.

  7. viens de lire ta #5 dans la continuité…
    et ça fonctionne vraiment bien avec tes deux //, le personnage, les mots prononcés..
    quand même un fait divers cruel, pas un presque rien, tu es entré dans le drame et personne ne veut rien savoir…
    en tout cas toujours cette densité, ce rythme qui est le tien… j’aime beaucoup…

  8. Revenir par ici pour ta #5bis avec ces différents regards croisés sur Lee et le lien inattendu avec un livre de W. Burroughs… non mais franchement ce Tholomé ! pas fichu d’inventer lui même ses personnages….

  9. Après lecture 5 et 6, on se plaît par ici à reconnaître et être étonnée, c’est sacrément bon, avec ou sans sucre.

  10. il demande à l’Univers. Et l’Univers répond. Au début, il arguait que c’était un peu abusé de déranger l’Univers pour des questions de stationnement mais elle avait répondu que c’était okay et que l’Univers n’était pas limité.

    Payer des impôts c’est chouette. Ça finance la guerre et la recherche pharmaceutique. Ça permet aux grosses firmes high-tech d’envisager des solutions alternatives aux arbres et aux abeilles. Il faut bien que quelqu’un paie, non ?
    On ne se connait pas… j’au eu un plaisir total à vous lire à la suite, à la fois drôle et bien réel… merci

  11. J’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de ces textes (du 00 au 07) et à leur progression. De la maison sortent des personnages, un décor, une ambiance, qui questionnent aussi notre monde et notre rapport à lui.

      • J’ai encore beaucoup aimé la #08 et la #08bis. L’aigle qui devient perroquet, quelle trouvaille !

  12. J’arrive en retard pour lire le #00, et je ne sais pas si on a le droit de jouer aux devinettes, mais serait-ce une version d’un certain Maurice Couturier qui comporte une erreur dans l’incipit ?