#été2023 #03 | Print the legend

Comme je l’ai dit, son corps tout rond se love sous la couverture et dans ce corps, il y a la révolution, la nation en armes, la légende familiale, il y a les ruptures, il n’y a jamais, jamais de retrouvailles, il y a le fil cassé, rabiboché du temps qui passe, il y a la poussée en avant. Un jour il y a, sans doute, des mouvements dans le rues et des tirs de mortier. Comme je l’ai dit il y a le corps, insolent et glorieux, le dos légèrement bombé et la marche ondoyante du chat.

A côté du corps tout rond, insolent et glorieux, comme je l’ai dit, il y a la femme muette avec de grands yeux et puis le rire carnassier. On peut l’habiller comme une poupée, une poupée qui résiste, une poupée moqueuse, c’est ça dis le paradoxe, c’est une poupée qui habite l’espace, une poupée muette, et on peut la toucher, on l’a créée de toute pièce, et pourtant elle dit non, elle vous nargue, dites, on peut vous croyez concevoir soi-même la poupée qui vous nie ? Elle est assise et il la voit de dos, il aime bien je l’ai dit, regarder sans être vu, c’est comme être tout petit. La poupée, elle fait tout ce qu’il dit, elle dit non comme il lui dit. Elle joue du piano, elle sait chanter, elle fait de la moto aussi, elle est fine et elle aussi a le corps insolent, les petites fesses bombées insolentes, les petits seins ronds et hauts insolents, et un sourire en coin, surtout quand on ne la regarde pas, toujours un sourire en coin, elle prépare un mauvais coup la poupée. Elle réchauffe le matelas, elle coule comme de l’eau contre son corps à lui, elle est comme une combinaison, elle épouse parfaitement les formes de son propre corps la poupée qui résiste et contre laquelle il se love en s’endormant. Quand il le veut, elle disparaît la poupée et ses formes insolentes et l’odeur de sa nuque et de ses cheveux reste quand même au creux des oreillers. Comme je vous le disais c’est une poupée, elle n’est pas tout à fait réelle, il est bien en peine de penser le passé de la poupée, ce sont des bribes de passé alors d’autres personnes, des poupées qui ne sont pas là, des femmes disparues, des femmes comme I.

I. est toujours coiffée d’une casquette et a une voix douce et feutrée comme un joli bout de moquette contre lequel se gratter. Elle appelle elle aussi à la rébellion. I. n’aime pas l’injustice. Très jeune, elle n’aime pas l’injustice. Pourtant il y a des gens très jeunes, qui aiment beaucoup l’injustice matin, midi, soir. Il disent d’ailleurs au premier entretien, moi j’adore l’injustice, l’iniquité, ça me dynamise. I. n’est pas comme ça avec sa caquette gavroche fichée sur sa tête au-dessus des cheveux longs. Elle est fille de bonne famille, mais de famille simple, on peut être une famille simple et bonne dites, comme le pain, c’est simple et bon, I est d’une famille comme du pain, et elle n’aime vraiment pas l’injustice, elle appelle à la correction des inégalités sociales et ils en parlent ensemble le soir avec D, des inégalités sociales et de la trajectoire socio-historique qui en est l’inévitable cause, à se dire que le ver est dans le fruit, comme il est là, toujours, rassurant, constant, heureux, tranché en deux, dans la pomme issue de l’agriculture biologique mais pourtant alors qu’il y a quelque bonheur à constater la présence du ver dans la pomme issue de l’agriculture biologique il y a frustration à l’observer dans la pomme qui tombe de l’arbre dans le jardin d’Eden, mais personne, personne pas même I et D n’ont donc trouvé à se satisfaire du fait que la pomme du jardin d’Eden est issue de l’agriculture biologique où l’on conclut que I et D, les vieux amis de l’homme au corps rond et insolent, n’ont pas encore été au bout du raisonnement qui doit les conduire à observer avec recul et un peu de satisfaction la trajectoire socio-historique lors de leurs causeries au déjeuner et au diner c’est qu’ils causent, ils aiment ça, et ils chantent, et c’est après que parfois ils tranchent une pomme en morceau et coupent par inadvertance le témoignage inscrit au sein de la pomme, la trace, la preuve que cette dernière est issue de l’agriculture biologique et qu’il est parfois bon, heureux, somme toute tout à fait chouette de constater que le ver est dans le fruit.

C’est que comme je l’ai dit, D. est assis sur un gros tas d’années, et il regarde le monde de tout là haut, comme du haut de la pyramide, il regarde la trajectoire socio-historique se dérouler, filer, trouver ses origines, D n’appelle pas à l’émeute, mais tout de même il n’aime pas beaucoup l’injustice, tout est parti en vrille des les années 40, on n’a pas écouté Keynes, et les changes flottants ont fait le reste, D a été dans les grandes institutions internationales et n’a jamais bien compris la place tangible, réelle, matérielle qu’a pris l’argent, il dit c’est virtuel, ça se mange pas l’argent, c’est pas un boeuf, si c’était un boeuf, on n’essaierait pas tant de l’accumuler, si c’était un boeuf, être milliardaire serait un enfer, D et sa femme c’est des échanges d’idées souvent, si pensés, si poussés qu’on se demande quand et comment ils ont aussi échangé des fluides corporels, parce que c’est trop tangible aussi les fluides corporels alors c’est étrange tout de même, ce D qui vous parle ainsi de l’extrême virtualité des choses, avec son nez, ses doigts, sa bouche, et ce corps juché sur sa pile d’année et dont le corps disparaît, pour autant il n’est pas contre, il y a quelque chose aussi du goût du sport, ils sont tous comme ça cela dit, D en somme est plein de paradoxe, il parle de ce qui est tangible, et le beau corps rond et insolent qui, comme je l’ai dit, parle aux poupées, poupées comme je l’ai dit, partiellement inspirées de personnes réelles trouve ce mot plein de possibles, il dit c’est tangible, et alors il entend qu’il doit prendre la tangente au Taj Mahal, c’est qu’il est bien embêté le corps rond et insolent qui contient la nation en armes, tout hanté de jeux de mots potaches qu’il est alors que la révolution c’est sacré et qu’on ne peut pas nécessairement toujours, soulever une armée avec des jeux de mots en tout cas certainement pas en proposant au peuple bon et simple comme le pain de prendre la tangente au Taj Mahal.

Pour autant on peut lire aussi dans le ventre du corps rond et insolent, la mémoire du grand-père, de la collaboration, des années troubles et des prétextes, celle des dîners en famille, et le château là-bas dans le sud, un espace pas bien localisé fait d’attaques acides, de mémoire, de tensions musculaire, dans le corps rond et insolent où l’on n’espère jamais, jamais de retrouvailles mais bien plutôt des confrontations, un bloc muet qui aspire au chant et au langage et s’évanouit parfois, en musique, on peut lire la querelle du sens logique et l’aspiration à la beauté mathématique, le goût brouillon aussi des traits mal dessinés et de l’aquarelle qui décèle aussi bien qu’elle masque le contour des choses, on peut voir aussi ce que dit, ce que fait, ce que modèle la main quand elle s’égare et se hasarde à fabriquer, et l’oeil tantôt ouvert tantôt fermé, sur d’autres langues, vivantes, âpres, austères, rassurantes, lignes de codes à l’infini commandant de grosses machines un jour produites par d’autres machines un jour issues des plans de quelque cerveau humain, comme je l’ai dit, en somme la querelle entre la matière et l’idéal et un corps rond et insolent entre les deux, pas bien décidé à opérer un choix entre ces polarités tout aussi indissociables qu’en apparence radicalement opposées, querelle trouvant à se matérialiser un jour sous les traits d’une merveilleuse poupée, poupée dont la fabrication lui a donné bien du mal et qu’il paye chaque jour car la poupée, décidément est bien là pour faire un mauvais coup.

Et les cloches sonnent midi dans le monastère aux briques rouges. Et la matière rencontre la matière. Et les moines chantent. Et la prière monte comme une fumée. Et lui aussi d’ailleurs fume. Corps rond et insolent penché tout contre la rambarde à observer les minuscules lignes du trottoir.

Et les cloches sonnent midi dans le monastère aux briques rouges. Et la poupée attend minuit pour s’incarner. Dans les rues on entendra piétinements, vitrines cassées et tirs de mortier. Et il se demandera le corps rond et insolent ce qu’a bien pu devenir la femme à la casquette et ce qu’elle entend à cette heure dans les rues et ce qu’elle pense des vitrines cassées, et si elle ressent un peu d’amertume à observer quel genre de révolution sans langage se déroule en bas des immeubles, c’est peut-être que les places ici ne sont pas assez rondes, assez ouvertes, assez lumineuses. Comme je l’ai dit D y voit un coup des néo-libéraux, mais derrière les discours théorique de D, il y a aussi la conviction, discrète, solide et profonde que l’on ne va nulle part si le corps n’est pas embarqué, si l’imagination n’est pas tirée, si quelque chose quelque part ne trouve pas son équilibre entre l’affaissement face au sacré et la chaleur enveloppante d’un corps, quel que soit l’origine d’une telle chaleur, toile de maître, architecture, reflet mouillé sur une tige, chacun étant en mesure d’en faire son affaire, le monde est vaste et riche et fertile à qui l’observe avec suffisamment d’attention, ainsi pense D, c’est ainsi du moins que s’en souvient le corps rond et insolent, frappé soudain d’une forme de mélancolie alors que les cloches battent dans le midi idiot d’un milieu de semaine et que tant de milieux ne peuvent à un moment que nous engluer dans une forme de médiocrité, un injuste milieu, qu’il conviendrait donc de secouer et avec lui ce corps à la grâce infinie aussi trouble qu’exquise.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?