#été2023 #04 | un présent peut en cacher un autre

C’est à cet endroit précis qu’elle arrive, quand le soleil est à l’horizon, affaibli, il va bientôt disparaitre, il est bientôt temps de rentrer pour Baya et ses sœurs il est au loin et sa lumière, occupée à creuser de nouveaux sillons de couleurs dans le ciel, élargissant sa palette, nuançant la réalité, n’aveugle plus, c’est à ce moment précis qu’elle arrive, quand il a rejoint la ligne ultime et que ses rayons ne forment plus qu’un couloir scintillant et qui découpe la mer en deux, Baya insiste pour un dernier plongeon, elle tire Bahia par la main, « ça va être drôle, allez viens », Bahia jette un regard vers leur aînée, qui n’a pas quitté sa serviette depuis leur arrivée avant midi, c’est à cet endroit précis qu’elle arrive, pieds nus sur le sable d’abord, elle avance dans l’eau et vers le soleil, défiant son œil myope, c’est un face-à-face presque déloyal, elle sur ses deux pieds, lui : rampant, roulant, fuyant, c’est à ce moment qu’elle arrive quand, le soleil forme des vaguelettes de lumières sur l’eau, après avoir vérifié que leur père ne les voyait pas, elles se précipitent, toutes les deux, vers l’eau, que les lumières clapotent, elle s’approche, les joues brouillées par l’eau de ses yeux qui coulent, si loin, si bien qu’elle en goûte le sel, elle avance dans l’eau qui continue son roulement infini, elle se demande ce qu’elle doit faire maintenant, maintenant qu’elle sait, maintenant que son passé a déferlé sur elle, et que les digues ont cédé, elle avait espéré la vérité, elle l’imaginait vaste et large comme l’horizon, mais elle avait creusé en son cœur des entailles profondes et terribles, c’est à ce moment qu’elle arrive et plonge dans ce couloir d’iode et photons, les yeux fermés, elles plongent toutes deux, après s’être mouillé la nuque en riant, comme font les vieilles a dit Baya, elles plongent et leurs mains enlacées se serrent un cran pus fort au contact de l’eau, l’excitation est partagée, le bonheur invincible de ce milieu d’été ne peut être plus réel, plus fort, elle glisse, sentant contre ses mollets l’eau comme des doigts s’agripper, sa peau frémissant, ressentant les différences de température entre les eaux encore illuminées par les feux du soleil croupissant, et celles déjà assombries et plus profondes, la nuit s’y étant déjà installée ; c’est à cet endroit précis qu’elle arrive ; pour son premier plongeon cet hiver, comme elle aimait le faire plus jeune après les longues journées d’été, le dernier plongeon volé à la mer, à la vie, à son père qui l’appelait pour rentrer, reprenant la route la peau craquelée, mordue par les chaleurs des bords de mer, c’est ici qu’elle aime plonger, c’est là qu’elle se sent vivante, entre ces eaux multiples, à désirer encore un plongeon comme si la journée n’avait pas suffi, comme si les autres ne comptaient pas et c’était celui qu’elle pouvait emporter avec elle, comme si tout était encore possible, comme si la vie se démultipliait, à ce moment précis d’entre-deux, de lumière et d’ombres, comme si elle se retrouvait effectivement entre deux mondes, qui se touchent sans jamais se mélanger, barzakh, elle se jette tête la première, dans un seul mouvement, arc de cercle qui la précipite face contre sable, puis elle se hisse de nouveau à la surface par la force de ses mains contre ce fond, à cet endroit, elle se dégage des eaux d’un coup d’épaule et se remet debout, jette un regard vers la terre, un regard à la dérobée et confiant, comme une bravade à ceux qui restent, les deux sœurs sortent de l’eau en même temps, en riant, regardent derrière elle pour vérifier que le bord n’est pas si loin, que leur famille les attend toujours, sur le sable, sur le bord, à l’orée de la mer, au seuil, ne goûtant pas sa largesse, elle, elle sourit à la mer, et commence à nager cette fois en restant à la surface ; elle est seule ; l’eau glisse de son dos à ses pieds, ses bras, l’un après l’autre, vont chercher loin devant, ses yeux piquent au contact du sel, elle avance, ses pieds battant la mesure, elle compte, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, ne respire pas, reprend, un…deux…trois…quatre, respire légèrement, en mettant le nez dehors à peine un instant, un caprice ; elle n’est plus comme les autres, elle, elle fait partie des mondes souterrains, elle échappe aux lois naturelles, mais c’est à ce moment précis qu’elle comprend qu’elle ne se laissera pas mourir, qu’elle n’arrivera pas à s’enliser, que la mer la porte, elle ouvre la bouche sous l’eau et crie, elle crie pour elle seule, elle pousse un cri, elle vomit ce hurlement, qu’elle garde à l’intérieur d’elle-même depuis qu’elle sait, depuis qu’elle a compris, qui lui lacérait les entrailles, qui livrait une lutte contre ses propres intestins, son corps ne fait plus qu’un avec l’immensité qu’elle célèbre ; elle ne mourra pas ce soir.

À cet instant précis, elle danse ; on ne lui enlèvera pas ce qu’elle aura dansé ; quand elle est ici, à cet endroit précis, elle est libérée, elle est seule et nombreuse, elle est ses sœurs, elle est Bahia et Rabi’a, la fougue de l’une et la rage de l’autre, les cris de l’une et les silences de l’autre, sa peau est chair et eau, son corps devient un monde, non pas une île étanche, ni une épave qui flotte, mais bien une goutte parmi les gouttes, son corps est continué par la mer, il devient un bras, un affluent qui a rejoint l’océan, on ne la distingue bientôt plus, le soleil ayant quitté la partie. La mer se rafraichit et se terre, à peine murmurante, dans les caves de la nuit. On doit rentrer maintenant, on est parties beaucoup trop loin



A propos de Lamya Ygarmaten

Anime des ateliers d'écriture par-ci par-là, co-écrit un film et essaye d'écrire un roman. A quitté l'Education nationale, mais nullement l'enseignement, et notamment celui du FLE. Ecrit des chroniques de lectures sur instagram : lamia.gormit, et a une petite chaine youtube (Ya Lam)

Un commentaire à propos de “#été2023 #04 | un présent peut en cacher un autre”

  1. splendide

    c’est ici qu’elle aime plonger, c’est là qu’elle se sent vivante, entre ces eaux multiples, à désirer encore un plongeon comme si la journée n’avait pas suffi, comme si les autres ne comptaient pas et c’était celui qu’elle pouvait emporter avec elle, comme si tout était encore possible, comme si la vie se démultipliait, à ce moment précis d’entre-deux, de lumière et d’ombres, comme si elle se retrouvait effectivement entre deux mondes, qui se touchent sans jamais se mélanger, barzakh, elle se jette tête la première,