#été2023 #04bis | demain on ne se lève pas

1-
Jumelles, tapis de sol, sacs de couchage, gourdes de thé chaud, chaussettes, deux paires, une pour les pieds, une pour les mains, carnet. Pas de lampe. Pleine lune, samedi soir, tu vas être tranquille, les humains sont ailleurs, tu vas les avoir pour toi seule au bout de ta lorgnette

2-
Tu n’aurais pas dû dire oui, tu n’aurais pas dû les suivre, pas dû les écouter, les laisser dire, ne pas te laisser convaincre. Allez, fais pas ta sauvage, c’est samedi soir, demain on se lève pas. Et tu n’aurais pas dû dire oui à ce verre-là. Combien, trois ? quatre ? plus ? Plus. Trop. Oui mais quand même, tu l’aimes bien celui-là de whisky, celui d’avant n’était pas mal non plus. Et puis ce pub-là reste un de tes préférés. Pour la vue depuis la fenêtre, la baie, le phare, la mer, les murs blancs, les fenêtres sombres à petits carreaux, ouverture verticale. Ce soir tu dis ouverture verticale, pas guillotine. Ce soir tu ne regrettes pas d’être venue, tu es bien là. Demain tu regretteras, au moins un peu, pour le temps perdu sur l’avancement du projet et puis tu réfléchiras et tu diras tant pis avec un sourire de fripouille

3-
Samedi, dimanche, jour nuit, pareil. Ils arrivent, longues ailes blanches extrémités noires, ça ne peut être aucun autre oiseau. C’est tard, bientôt mars, ils se sont fait attendre, mais ils reviennent. Demain c’est dimanche, Eric vous laissera le bateau pour aller les voir sur la falaise, tout préparer pour pouvoir partir tôt demain matin

4-
Samedi soir, retour de virée en ville, vous restez tous les deux à l’arrière du groupe et vous criez, désinvoltes, que vous allez vérifier un truc, que vous les rejoindrez au gite, plus tard, que vous avez la clé et au cas où, bonne nuit et à demain. Ils ont tourné le coin, hors de vue et hors d’ouïe. John se rapproche de toi, ses bras, son visage, tout près. Samedi soir sur la terre, comme dans la chanson

5-
Samedi 29
Météo stable, mer calme à peu agitée, houle de nord-ouest inférieure à un mètre. Un bateau de pêche croisé. Au près, grand-voile et foc 1. Arrivée Scilly estimée demain, dimanche 30 fin matinée

6-
Tu refermes le bouquin. Quatre fois le même passage et toujours pas capable de savoir ce que tu as lu. De quoi ça parle, où, qui. Aucune idée. Pourtant ça fait longtemps que tu veux le lire ce bouquin, que tu cherches un morceau d’emploi du temps tranquille, on est la nuit de samedi à dimanche, rien qui te coupera au milieu d’un chapitre, au milieu d’une action, d’un passage important à garder en tête pour comprendre la suite. Important ça dans les polars. Normalement ça marche, ça t’attrape et ça ne te lâche plus, les polars. Et là, rien, rien qui arrive à rentrer dans ta tête, à s’y faire une place. Alors tu poses le livre et tu sors la tête par la descente du bateau. Il fait bon, pas trop chaud, pas trop froid, pas de vent, pas du tout même. Pas beaucoup de courant, tu n’entends même pas les algues passer sous le bateau en se frottant à la coque. Pas de clapotis, pas d’oiseaux, aucun bruit. Et pas moyen de lire, pas moyen de faire une place à l’histoire. Ça tourne trop vite dans ta petite tête. Tu essayes encore de te concentrer, tu changes de position, tu tournes, tu changes de place, tu t’énerves. Mais ça n’y change rien

7-
Besoin de prendre l’air. Il fait noir, il pleut. Et alors. Tu sors. Trottoir, enseignes de magasins éclairées pour personne, lumière à l’étage d’un appartement, musique, silhouettes qui dansent, samedi soir. Immeubles sans boutiques au rez de chaussée, moins de lumières allumées, maisons sombres avec voitures garées devant, arbres au tronc trop fin plantés dans le trottoir, maisons mitoyennes, maisons avec jardins, plus de trottoir, chemin de terre, les rochers, les vagues, le bruit des vagues et juste lui

8-
Pas vu passer l’heure, noir tout autour de ton écran, rien mangé mais pas faim. Un peu soif mais ça va attendre. Samedi soir, rien aujourd’hui et rien demain, tu peux oublier le temps. Le dossier sur le bureau de ton ordinateur se rempli, copies d’écran, liens, listes à côté sur ton carnet, carte ouverte grand par terre, allumer pour mieux la voir, te pencher, suivre du doigt la côte. Retour ordinateur, grossir sur la carte Google, vue carte et vue satellite, le petit bonhomme de Street View à déplacer où tu veux. Tu places un repère, tu enregistres, ne pas oublier d’enregistrer. Et sauvegarde aussi, sur le disque dur externe, au cas où. Copie d’écran. Un nom qui va te mener à un autre endroit, des photos anciennes, des visages que tu ne connais pas, tu écris les noms et tu progresses, tu te faufiles, tu sautes de lien en lien, de page en page, d’un endroit à l’autre, d’une vie à l’autre. Fouineuse indiscrète, tu te dis que les gens laissent trainer n’importe quoi de leur vie, mais tu en profites, tu copies tu mets à l’abri tes trouvailles, au cas où quelqu’un fasse le ménage. Quelques dessins imprimés sur la vieille imprimante, c’est moche, papier machine, mais si important de les avoir devant les yeux, scotchés sur le mur. Tu accumules, tu reconstruis sa vie 

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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