#été2023 #06 | la chemise blanche

Un chat porte-bonheur en porcelaine pour amasser les pourboires. Le bruit des pièces qui en tombant par la fente heurtent l’émail ou le métal d’autres pièces. Avec le bouchon qui s’ouvre difficilement, l’impression que l’argent se gardera plus longtemps. Qu’il servira dans les jours fastes à aller boire un verre avec les amies et les jours moins fastes à combler un peu le trou des autres lignes de dépenses. La ligne Loyer est implacable, elle ne s’en laisse jamais conter, quand ma bourse n’arrive pas à temps, c’est la galère, le propriétaire n’admet pas les retards, les colocs s’impatientent aussi. Plus d’une fois j’ai dû appeler ma grand-mère à l’aide. Une aide passagère tirée de ses modestes économies. La ligne Livres et Fournitures réclame son dû que je sais lui apporter la plupart du temps en troquant ou en revendant des livres déjà lus. La ligne Riz et Soupe de Nouilles est plus flexible, elle sait se serrer la ceinture quand il le faut quitte à se goinfrer plus tard de friandises. La ligne Vêtements est un mirage, un reflet entre deux vitrines scintillant au soleil. C’est pourtant à ce mirage que j’ai cédé un jour. Il faisait si beau, la lumière se réfléchissait si bien sur une vitrine en illuminant une légère chemise de coton blanc sans manches, dont le prix même en soldes était invraisemblable, aveuglant. J’ai tout de même voulu l’essayer. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant d’enfiler un vêtement si cher. D’imaginer seulement oser. Déjà, entrer dans un magasin aussi luxueux aurait été inconcevable un autre jour, sans l’éblouissant soleil. La vendeuse s’est retenue pour ne pas me déshabiller entièrement de son regard hautain. Des pieds à la tête je sentais la pauvreté, une pauvreté propre et bien tenue que cet après-midi-là elle a accepté de recevoir dans sa boutique, à titre exceptionnel, comme on s’offre une bonne action inattendue. Une fois dans la cabine, le visage et les cheveux éclairés par ce blanc neuf, les épaules joliment dénudées, ma peau frôlant l’étoffe si douce, j’ai chaviré. La vendeuse m’a annoncé qu’en ce dernier jour des soldes, elle faisait une remise supplémentaire de vingt-cinq pour cent, ce qui d’un coup faisait perdre un chiffre au montant faramineux de la chemise. J’ai regardé avec attention la délicatesse des finitions, la finesse des surplis au-dessus des clavicules, l’exquise transparence de la trame et j’ai dit oui. Plutôt mon corps a dit oui, des épaules au ventre mon corps a dit oui avant que ma bouche ne prononce je la prends en déclenchant une révolte du bon sens entre mes oreilles. Ma carte bancaire n’a pas hurlé le découvert que je venais d’infliger d’un seul coup à toutes les lignes de dépenses de mon maigre budget. Quelque chose en moi gonflait, quelque chose en moi pensait j’ai trouvé une nouvelle amplitude. La vendeuse a plié la chemise et l’a entourée d’un papier de soie avant de la glisser dans un beau sac en carton. Dehors le soleil, l’éblouissant soleil, m’attendait dans une nouvelle amplitude de l’air. La tempête de bon sens m’accablait des pires récriminations mais je ne l’écoutais pas, elle criait qu’il ne serait en aucun cas question de faire appel à ma grand-mère, elle calculait ma dette avec férocité en prévoyant déjà moultes moyens de l’éponger : l’ouverture du chat en porcelaine, des soirs de travail supplémentaires à quémander au patron du Purple Bar, un régime riz blanc en quantité restreinte pour les trois mois à venir et d’autres mesures de rétorsion que je n’écoutais pas plus. J’avançais le visage offert au soleil, les yeux à demi-clos dans la rue des beaux magasins avec l’intention d’aller m’asseoir un instant au petit Parc des Effluves Anciennes quand je tombai nez à nez avec Song. Je savais déjà à ce moment-là qu’il enseignait à l’Université, nous nous promenions assez souvent la nuit à travers la ville après mon service au Purple Bar où il dînait fréquemment mais je ne le voyais jamais dans d’autres occasions. Il plissait les yeux sous le soleil et je remarquai alors qu’il avait des tâches de rousseur. Il semblait à la fois amusé et ravi de notre rencontre fortuite. J’étais heureuse aussi mais comme prise en défaut, j’avais peur qu’il me croie frivole avec mon sac en carton de marque que j’essayais de dissimuler sous mon vieux cabas en polyester. À la buvette de l’entrée du parc, Song a acheté des milk-shakes que nous avons bus sur un banc. Puis il a pris son souffle et m’a fait une sorte de longue déclaration, quasi incompréhensible et si décousue que nous avons fini par éclater de rire tous les deux. J’ai pris sa main, spontanément, sans y penser. Mes sacs ont glissé par terre. Il a regardé le sac de carton et a souri en disant que parfois il était avantageux de traverser les grandes eaux.

A propos de Muriel Boussarie

Depuis un été fantastique - 2015 - je participe souvent aux ateliers de François Bon et j'y reviens toujours (presque).

4 commentaires à propos de “#été2023 #06 | la chemise blanche”

  1. J’aime beaucoup cette histoire et la façon dont vous la racontez. Cette convoitise d’une chemise blanche sans manches au soleil ! Ce papier de soie , pour une offrande à soi, une folie à rattraper avec des restrictions de riz et du boulot supplémentaire… Entrer dans un magasin de luxe quand on n’est pas solvable est un défi d’honneur et d’estime de soi…Je l’aime ce personnage qui économise ses pourboires et n’ose plus taper dans les économies de sa grand-mère ( qui de toute façon comprendra… ).L’irruption de Mr SONG et de ses milkshakes est une aubaine…. Ah ! s’asseoir sur un banc cinq minutes avec lui… (chantons donc, c’est le moment ); Je n’ai pas compris la dernière phrase qui dit qu’il est  » avantageux de traverser les grandes eaux » , peut-être est-elle rattachée à l’histoire de Mr SONG venu de loin ? Vous me direz ? Je n’ai pas lu tous vos textes encore.

    • Merci Marie-Thérèse pour votre lecture attentive. En effet, pour ce personnage le fait d’entrer dans ce magasin à la faveur d’une sorte d’éblouissement est un défi, une transgression qui affirme une nouvelle estime de soi. Je suis contente que ce personnage vous plaise, il s’agit de Mirna la femme qu’on voit dans les textes précédents (mariée à Song) qui parle ici d’un épisode de sa jeunesse. La dernière phrase de Song comporte une allusion au Yi Jing, le classique des mutations chinois, dans lequel plusieurs hexagrammes parlent de « traverser les grandes eaux » ou de « franchir le grand fleuve » ce qui signifie en gros que le moment est venu d’agir y compris en prenant des risques. Merci encore pour votre lecture