#été2023 #08 I la litanie des vagues

J’aurais aimé m’emparer d’autre chose, sans doute hors-sujet, mais cette arrivée avait encore des choses à (dé)livrer, peut-être qu’il est temps de replonger dans le manuscrit.

Au delà de la piste l’herbe jaunie sous le vent a des allures de savane. Dès que posé un pied sur le tarmac — elle se souvient comme ça avait été agréable la première fois qu’elle avait entendu le mot tarmac, icid’en avoir immédiatement saisi le sens — elle pris une claque d’herbe chaude, d’air marin, d’immortelles, de kérosène. Elle avait certainement enfant déjà descendu la passerelle en plein été mais ne se souvenait pas de ce saisissement au sortir de la cabine. Ici, le corps renoue avec la chaleur, la poitrine tendue en un débordement de tendresse, les sensations affluent qui ne sont pas encore des souvenirs. Suivre avec ses amies le flot des passagers, cherchant un visage familier sans reconnaître personne, machinalement se diriger vers l’unique tapis roulant, guettant la valise achetée quelques jours avant le voyage, se félicitant d’avoir choisi ce coloris parme immédiatement reconnaissable. En montant dans la vieille voiture, chavirer dans la touffeur de l’habitacle — les portes qu’on laisse ouvertes jusqu’au dernier moment pour préserver l’illusion d’air — lui revient le grésillement de l’allume cigare, le goût des fumées qu’on avalait à l’arrière de la Ford Fiesta malgré les vitres ouvertes aux quatre vents. Longer la côte, se chauffer l’avant-bras à la portière, guetter les panneaux de la zone industrielle, les palmiers, la citadelle fière dont elle connait le dédale intérieur. Déjà le tunnel la dérobe à la ville jusqu’au port de Toga et les ferrys en attente. Passant au pied de l’immeuble où la famille s’était installée en 1981, elle se rappelle les menaces glissées dans la boîte aux lettres — la valise ou le cercueil — Petra indignée avait reprit son nom de jeune fille, l’avait fait graver sur une plaque qu’on colla fièrement sur la boîte, les lâches se turent. Sortir de la ville par la route du cap, dès que dépassées les premières marines se réveillent les nausées de l’enfance et le sourire rassurant de sa tante, le goût des pastilles au réglisse suçotées lentement. Au septième virage une maison familière et ses pins parasol, les cahots d’un escalier de pierres qu’elle descendait fièrement avec sa jupe longue, les triangles jaunes de son maillot de bain recouvrant sa poitrine d’enfant, un foulard emprunté à sa tante dans sa chevelure garçonne, le sourire à la caméra de l’oncle, le souci que lui donnaient ses pieds noircis par les sandalettes en cuir. L’émotion dès qu’entrée pour la première fois dans cette maison qui n’est pas la sienne — dans la famille on n’avait jamais su conserver une maison. Elle avise dans le hall aux murs blancs une de ces fabuleuses cartes de Corse en relief, cherche d’abord le village de Pauline — ici, il y a toujours cette nécessité d’affirmer ce qui nous relie à l’île, quel nom, quelle région, quel hameau, quelle fontaine, et si on lui demande si elle est là en vacances, oui, mais s’empresser de dire qu’elle y a vécu, et qu’avant elle sa mère était corse. De l’index elle caresse les sommets thermoformés de la carte, vérifie quelques repères, les villages amis, la proximité avec le cimetière où est inhumée Petra. On ouvre les persiennes des fenêtres qui donnent sur la mer, elle reconnaît l’île d’Elbe à l’horizon. Savoir les monts dressés derrière, leurs tombeaux, la mer et l’Elbe en miroir, toutes ces sensations, ces visages, ces noms qui se frôlent dans son esprit sans discontinuer depuis l’arrivée la plongent dans une grande confusion, elle ne peut ignorer leur présence, ni que pour la première fois ce n’est pas la même tristesse qui l’envahit, comme si ce lieu chargé du passé d’une autre famille pouvait alléger sa propre histoire, cette maison avait une âme — c’est ce qu’aurait dit Petra. Avant la nuit il fallait chasser l’air confiné, balayer la poussière et les feuilles sèches agglomérées sous les fenêtres, dans les coins, faire circuler l’eau dans les tuyaux, ouvrir les lits, se fondre dans le mouvement collectif, pousser des cris de dégoût, observer les fissures qu’on redoutait voir s’élargir, signaler les taches suspectes, les fenêtres qui ne s’ouvrent plus — ça a dû jouer pendant l’hiver. Enfin on s’accorde un repos sur la terrasse depuis laquelle le jardin s’étale en quatre paliers jusqu’à la mer, qui frappe les roches en bas en bouillons turquoises. On déguste la pizza de l’Italien installé juste devant la maison — on se passerait volontiers du voisinage de ce type de commerce mais quand même ça dépanne — on lève les verres de rosé noyé de glaçons, louant le merveilleux de posséder un tel endroit, cette vue sur le village et sa tour génoise est sans doute la plus belle alentour, et cette coloration du ciel nimbant les îles, pas le spectaculaire d’un coucher de soleil, seulement son reflet mauve si délicat, et la lune pâle qui se lève. Elle ne laisse rien paraître l’émotion qui comprime son thorax depuis l’arrivée, elle guette les traits qui se tendent, les bâillements sur les visages de ses amies, le moment où on pourra décemment prétexter la fatigue du voyage pour aller se coucher. Dans la chambre qu’elle partage avec M, deux lits jumeaux à volutes métalliques blancs, leurs dessus désuets cousus mains, avec leurs larges volants rayés assortis au rideaux — une familiarité avec non pas sa chambre d’enfance mais avec celles décrites dans ses lectures de jeunesse : les héroïnes arrivent toujours dans une chambre au charme désuet, et longtemps ça opère en elle, les tissus fleuris, les rideaux bonne-femme, les édredons moelleux, les abats-jours frangés. Le poids de la couverture repliée sur ses tibias la réconforte, comme une présence amie, dans l’obscurité elle observe le rectangle bleu livide de la fenêtre ouverte sur la nuit, cale sa respiration sur celle de sa voisine assoupie brutalement, se tourne plusieurs fois dans le lit affaissé, ses pieds explorant le fond du lit en quête de fraîcheur. Puis la lune amorce un mouvement vers la montagne, ou bien le vent la recouvre d’un nuage, et le rectangle perd de sa netteté, se fond dans la nuit, on entend alors la litanie des vagues.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/