été2023 #08bis | remorquage

Un tombereau a chaviré la nuit dernière dans un ravin. Une cale ôtée par inattention, le frein saboté, un acte de vengeance, personne ne sait. Ça se passe sur le bord ouest du coteau. Des hommes venus à la rescousse depuis le hameau voisin sont en train d’atteler les chevaux, deux bêtes de trait de même couleur de robe et de crinière. On peut les voir depuis la maison. Les hommes crient à l’attention des chevaux.

Elle est dans la cuisine avec l’enfant. Le bol est posé sur la table en bois sombre. Elle plonge la cuiller dans le bol rempli de bouillie et la porte vers sa bouche, au dernier moment Siméon tourne la tête, n’en veut pas. Elle lui parle doucement, il faut qu’il mange, mais il est trop intrigué par les chevaux et les cris des hommes.

Le bol est posé sur la table, une table avec quantité de traces, quantité de minuscules zones frottées, de rayures, microfissures, salissures, bavures de soupe et taches impossibles à dissoudre, rainures assez profondes pour y plonger un couteau. Le bol est en bois de fruitier, pas le même bois que la table, un bois plus clair avec des veines plus rouges plus contrastées qui dessinent de belles courbes sur le pourtour comme sur les galets de rivière. L’enfant s’agite, regarde loin, parce qu’il y a du bruit là-bas, il s’est passé quelque chose qu’il ne peut pas comprendre mais il voit bien les hommes qui s’agitent autour des bêtes et crient pour les inciter à avancer, à les guider dans la manœuvre. Le coteau n’est pas très pentu, arrondi même, couvert de bruyères et de genêts à balai. Quelques arbres aussi mais ils ne gênent pas la trajectoire de halage. Elle a donné un quignon de pain à Siméon pour le distraire et a repris une cuillerée, tente à nouveau l’approche. Il s’intéresse au morceau de pain, le presse entre ses paumes, s’énerve, le jette au sol, tape la table avec les mains les pieds, son visage est souillé de bouillie, il crie lui aussi et agite les mains dans tous les sens, on dirait un pantin désarticulé. Le bois du bol est très doux au toucher, frotté briqué abrasé jusqu’au grain le plus fin par des mains expertes pour bien voir les dessins saisis dans la matière. Elle se décide à poser un instant la cuiller et à prendre l’enfant dans les bras pour le calmer, lui murmure une chanson puis recommence avec la cuiller. Oui elle persévère, elle a ajouté du miel à la bouillie, il en aspire un peu avec sa langue, elle lui sourit, oui encore un peu mon fils, le bol encore à moitié plein tandis que les chevaux tirent la charge en force et suivent la travée entre les arbres, leur robe luisante de sueur, autour d’eux les hommes suppliant pour que les harnais et autres courroies de cuir ne cèdent pas dans la traction, débroussaillant le passage et veillant aux différents maillons de l’attelage.

Elle est toute pâle dans la cuisine avec l’enfant. Elle l’a assis sur la table en bois sombre pour lui laver la figure. On peut deviner certaines portions de l’horizon entre les arbres, le ciel ressemble à une mer calme légèrement ambrée, de cette couleur qu’elle a dans ces moments où le vent se calme après des heures de rage. C’est la limite de bascule du jour de l’autre côté comme une zone étale entre deux marées. Les hommes ont cessé de crier. Jude a reconduit les chevaux à la pâture. Il prend le temps de les brosser et leur donne une belle fourchée de foin.

Photographie, ©Françoise Renaud – ciel, février 2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

14 commentaires à propos de “été2023 #08bis | remorquage”

  1. J’ai trouvé la composition très cinématographique. J’aime particulièrement cette phrase « Le bois du bol est très doux au toucher, frotté briqué abrasé jusqu’au grain le plus fin par des mains expertes pour bien voir les dessins saisis dans la matière. » parce qu’on peut tirer le fil sur « des mains expertes » et « les dessins saisis dans la matière ». Très réussi!

    • oui, le film en deux scènes juxtaposées possiblement dans le même plan, tout près et au loin, le geste qui donne à manger et les chevaux sous le ciel qui tirent le tombereau au loin… le regard de l’enfant fait le lien et les cris des hommes
      merci Gilda pour ta lecture et ton doux passage…

  2. Mais quelle beauté dans ce texte, à la fois si fort et si sobre, j’ai tellement aimé cet enfant, ce bol, la bouillie, elle et les hommes et chevaux au dehors. Merci Françoise pour cette merveille.

    • oh la la tu me touches tellement
      mais je pleure, tu sais, quand j’écris ça… je le ressens dans mon corps et dans ma mémoire
      et je poursuis mon roman de campagne réveillée par la nouvelle maison que j’habite comme une histoire vécue il y a longtemps, sortie des décombres…

  3. Toujours ce même côté campagne éternelle qui me fait penser à Heimat. J’ai pensé à ton écriture en visitant le musée de la vie romantique et en voyant les lavis sur encre de Françoise Petrovitch, des îles étranges dont les contours sont dilués et les dendrites de Georges Sand où des petits points de gouache au hasard sont prétexte pour reconstituer des paysages très précis pourtant imaginaires où elle insère parfois quelques personnages familiers. Dans les deux cas un certain rapport au hasard, au flou et au sens du détail, un détail parfois prétexte pour ancrer un monde suspendu qui à y lire de plus près relève en fait de l’abstraction et de l’allégorie.

    • Tu m’as donné envie d’aller revoir la bande annonce de Heimat (sous titré Chronique d’un rêve), ce noir et blanc sévère tellement beau, les personnages forts, la chouette-effraie dans l’arbre, les femmes qui mangent une tarte aux fruits, les champs de fleurs balayés par le vent… j’y suis…
      dans ce cycle, je reste évidemment dans le même sujet, le même mode, déploie si possible une cohérence, donc ce que tu me dis est plutôt rassurant !
      merci en tout cas pour tes pistes si précises
      je suis allée voir aussi les œuvres de Françoise Petrovitch et beaucoup aimé ce que produit la technique du lavis sur ses personnages…

      • J’en étais sûre pour le lavis ! C’est exactement ce que je me suis dit, ne me demande pas d’où vient cette intuition.

  4. belle compression de temps et d’espace, avec ce dedans / dehors où deux scènes se jouent en simultané avec cette alternance de regard au plus près/au loin
    Je suis aussi touchée par la présence de cette table « avec quantité de traces, quantité de minuscules zones frottées, de rayures, microfissures, salissures, bavures de soupe et taches impossibles à dissoudre, rainures assez profondes pour y plonger un couteau »
    Merci

    • tenter de mêler les éléments et les événements pour faire avancer le roman, c’est aussi ma préoccupation
      ah la table ! déjà présente dans la proposition 8 réinvestie dans la 8bis… un peu le jeu, n’est ce pas ?

  5. De ton écriture finement ciselée, tu réussis à tisser les sensations et les sentiments des différentes scènes en un texte plein d’émotions. Vraiment beau.

  6. Superbe la juxtaposition de deux scènes, très cinématographique en effet. On est happé par de fortes sensations : sueur des chevaux, bouillie crachée de Siméon, patience de la mère et on retrouve l’ancienne table… Très réussi.

    • peut être que ces gros plans et ces séquences de plans superposés sont des solutions pour organiser le roman, les événements du passé réimaginés par le narrateur écrivain qui lui découvre les lieux au présent…
      en tout cas essayer à tout prix de garder ce goût sobre et fort
      merci Muriel d’être passée…

  7. Oui, très réussi, Françoise, surtout le lien entre les deux plans, le loin et le près, l’attention de l’enfant tournée vers le loin, celle de la mère concentrée sur le près, l’urgence du maintenant. Les gestes de l’enfant sont délicieux ! Merci !