été2023 #09bis | les esprits maigres

Il se réveille en sursaut avec une grande goulée d’air. Un mauvais rêve. Il n’y a que le ciel au-dessus de sa tête. Il essaie de dégager ses mains. Il a déjà vu des mains de cadavre. Il saura à voir les siennes s’il est mort. Elles seront sèches comme les branches entassées sur lui. Il ne se rappelle pas s’être si bien couvert. Ses mains sont roses et souples, bien davantage que la dernière fois qu’il les a regardées. Elles sont… regonflées et son visage sous ses mains est rebondi aussi. Il a dormi longtemps. Il n’est plus fatigué à présent. Il se souvient qu’une grande peine l’a couché là. Ce poids si lourd sur son cœur… il n’en reste plus rien, que ce bosquet de jeunes bouleaux sur sa poitrine. Ce n’est pas la première fois qu’il dort plusieurs jours d’affilée. Il se frotte le visage avec l’herbe couverte de rosée. Le lac n’est pas loin, il ne fait presque pas de bruit, mais il préfère garder ses distances. Au moment où il se décide à se mettre debout, son manteau se craquelle comme une écorce. Il s’écorche la main sur la boue séchée en essayant de l’épousseter. Il porte la plaie à sa bouche. Une de ses chaussures est crevée, mais sous le manteau son costume de voyage est encore très bien. Il sourit : le Vestiaire dirait ça, « Il est encore très bien, même pas froissé ». Il doit reprendre son voyage, s’en retourner peut-être, à… Vienne, même si ce nom est une coquille vide. Où a-t-il laissé la voiture ? Comment était-elle, la dernière voiture ? À Sofia, sûrement. Ensuite, un camion militaire et puis un autre, avec des moutons. Au sortir du bois, la route mène à un village sur la colline. Qu’il la prenne à droite ou à gauche ne change rien : il y aura un village d’un côté comme de l’autre, au sommet d’une colline. Il les voit venir de loin. Ils descendent. Cinq qui marchent en s’appuyant sur des bâtons. Un convoi militaire surgit, qui s’écarte largement en le croisant. Les hommes assis à l’arrière des camions sous la bâche lui lancent des saluts joyeux. Certains sont noirs. Il y a longtemps qu’il n’a pas vu un homme noir… Le groupe d’ombres en marche vient à sa rencontre. Il plisse les yeux dans le soleil. Ils avancent si lentement qu’on croirait qu’ils tanguent. À mesure qu’ils s’approchent, il voit que les bâtons ont des jambes et des visages sans chair où les yeux semblent flotter. Ils sont presque une dizaine qui viennent dans sa direction et titubent devant sa stature. Une dizaine de quoi ? Dans le désert, il n’a jamais croisé d’esprits. Il est toujours mal à l’aise quand le Conteur froid évoque ce folklore sur le toit du Sérail pour endormir Selim. Ses histoires de trolls et de nixes, dans cette voix qui enveloppe comme la neige où la mort commence si doucement par un sommeil qui laisse derrière lui un monde de broutilles. Il n’aime pas non plus qu’on le compare à un Djinn, même pour rire, ni le signe que fait la Soigneuse derrière son dos quand cela se produit. Des esprits maigres. Leurs corps tourmentés comme des oliviers poussés dans le mauvais vent se pressent, craintifs, sur l’autre côté de la route. Il pourrait les renverser comme des fétus de paille s’il les frôlait. Au prix d’un effort démesuré, l’un d’eux tourne son visage vers lui, et un rictus défigure encore cette face misérable. Il n’a pas d’âge. Voilà ce qu’il se dit, alors même qu’il est d’habitude le sujet de cette phrase : « Osmin n’a pas d’âge. Osmin est le pilier vivant du Sérail, Osmin est là de toute éternité », et la Soigneuse fait ce geste derrière son dos à nouveau… Un bâton, c’est vieux comme un arbre… Tout à coup, il se souvient qu’on lui a raconté comment on avait habillé des épées afin de les faire passer pour des guerriers dans une bataille perdue d’avance. Il ne voit pas d’épée sous leurs vêtements qui flottent dans le vent. Ils semblent n’avoir pas de pieds, seulement de grosses chaussures pour finir leurs jambes en bois flotté… Ce sont des hommes-poissons, se dit-il, dont il ne reste plus que l’arête et encore ; il la pressent friable comme du sable. Quel désert ont-ils traversé pour en être réduits à l’ombre d’eux-mêmes ? Peut-être le lac leur rendra-t-il leur force ? Peut-être aura-t-il pitié d’eux et ne leur assènera pas son bavardage ? Et si leurs visages de poussière venaient à se dissoudre dans l’eau trop bleue, rencontreraient-ils Aspar-Khruk dont on dit qu’il s’est retiré dans une île qui tient le milieu du lac ? Ils le croisent et à dix, ne déplacent pas plus d’air que le soupir d’un mourant. Il poursuit vers le village, des frissons le long de sa puissante colonne vertébrale. Il ne voit ni les champs brûlés ni les lacets tranquilles de la route. Le poids négligeable des esprits maigres s’est pris dans son manteau. Il se retourne pour vérifier qu’ils ne sont pas arrimés à lui, mais il les aperçoit loin sur la route en contrebas, comme une biffure de crayon à demi effacée. Pour entrer dans le village, il faut passer un pont de vieilles pierres qui tremble devant le prochain convoi. La rivière familière capte son attention. Il presse pourtant le pas. Elle sent le fer et sur ses bords, les fleurs sont noires et les truites laissent voir le blanc de leur ventre. Un panneau de consonnes nomme l’endroit. Tout le monde dit qu’Osmin ne sait pas lire, mais au moins fait-il la différence entre les signes. Les consonnes forment une charpente qu’il est toujours temps de couvrir de voyelles de son choix. Il est dans l’entrelacs des petits pays qui parlent tous la même langue sans vouloir le savoir. Le garagiste lui fait un signe de tête en essuyant le cambouis sur sa joue avec un mouchoir encore propre qu’il sort de sa poche, il est tôt. Il lui rend son salut dans un hochement à peine perceptible de son énorme tête en sueur. Le garagiste retourne sous le capot d’une voiture à bout de souffle. Dans les poches du manteau pas de mouchoir, mais de l’argent, des liasses et un peu d’or. Il éponge son front de la manche rugueuse qui le griffe à nouveau. Il avise ce qu’il cherche un peu plus haut dans l’unique rue qui monte. Il entre dans le magasin, une clochette tinte gaiement et l’épicière en le voyant pousse un cri devant son front en sang. C’est un méchant petit morceau de femme avec une voix de grenouille qui s’étrangle dans les aigus, comme si à force de vivre sur les hauteurs il ne lui était plus possible de parler autrement. Il se demande bien comment sont sorties d’elle les deux énormes filles qui trônent derrière le comptoir. Elle le fait passer par un étroit couloir bas de plafond qui relie l’épicerie à un bar à trois tables. Il n’est pas seulement assis qu’elle lui apporte un torchon douteux, mais humide qu’il passe sur la griffure. Il grogne un remerciement. Son vilain nez sait flairer l’argent, elle tache de se montrer obséquieuse envers ce voyageur qui « tombe du ciel dans ces temps qu’ils vivent ». Il n’aime pas beaucoup la façon dont elle l’environne, donnant un coup sur la table pour mieux loucher vers ses poches. Deux vieux jouent au backgammon en buvant très lentement leur thé, froid depuis longtemps, tandis qu’un troisième commente la partie en lui jetant des regards par en dessous. Il commande un café, ce qui l’interrompt net dans l’inspection du voyageur. Elle hausse les sourcils de façon comique, Pedrillo faisait cette grimace pendant leur tout de magie, et la grosse fille glousse en se frappant la cuisse. Il tourne sa tête vers elle et sans plus attendre, elle s’affaire pour le servir. La mère pose des questions, en lui parlant comme à un seigneur. Il arrive d’où comme ça ? Compte-t-il rester au village ? Est-ce qu’il est venu pour la grande maison ? À quoi il ne répond rien, il ne sait pas plus où est sa voix que sa voiture après ce long sommeil… Mais la patronne fait aussi les réponses : Heureusement que tout le monde n’a pas souffert de la faim, on se demande si ce n’est pas pire à présent que tout est fini, mais elle n’émet pas doute sur la capacité du roi à prendre les choses en main… L’odeur de l’eau de Javel sur le chiffon dégoûtant qu’elle passe et repasse sur la table lui soulève le cœur. Elle prend si sèchement des mains de sa fille la tasse qu’elle lui apporte, qu’un peu de café se renverse dans la soucoupe. Quand il le porte à ses lèvres, le breuvage a le goût de l’eau de javel, le goût des racines amères, et très loin, celui d’un remède que la Soigneuse lui avait administré quand il était en mer.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com