#été2023 #10bis | les lettres d’Ulysse (suite)

Destinataire : l’auteur
Expéditeur : Ulysse

le 12 février 2023,

À toi,
Je m’ennuie. Je m’ennuie comme un prisonnier. Seul dans ce train à regarder le paysage, j’attends avec impatience que ta plume me donne la vie. Sors-moi de ce siège, fais-moi danser, fais-moi courir, sauter, aimer. Fais-moi galoper à cheval sur une plage balayée par une tempête, fais-moi plonger au coeur d’une cascade dans une chute interminable, fais-moi visiter les étoiles dans un vaisseau spatial. Laisse-moi tuer l’innocent, laisse-moi me couvrir de boue, de sang, de pierres, laisse-moi vivre. Tu as fait de moi un être hors du temps, hors de la douleur, hors des autres. Pourquoi cacher au lecteur ma nature profonde ? Pourquoi lui mentir ? On dirait que tu ne sais rien de moi, que tu ne m’as pas inventé, que j’ai débarqué un jour dans ton livre à ton insu. Lorsque mon père m’enfermait dans la cave et me condamnait à jouer au train électrique durant des jours et des nuits, où étais-tu ? Que faisais-tu ? Où avais-tu la tête pour m’inventer une si pitoyable existence ? Et pourquoi veux-tu cacher mes souffrances d’enfant au lecteur ? Mon père s’appelle Oreste Poidevin, je le crie haut et fort, il est le maire de la commune de Pelouche, dernier d’une lignée de magistrats communaux qui ont fait main basse sur cette commune en mettant en place une vaste organisation mafieuse à coups de pots de vin, d’ententes délictueuses et de manoeuvres malhonnêtes. Je suis le fils caché, celui qu’il ne voulait pas, celui qu’il n’a jamais voulu. Je n’ai jamais connu ma mère, disparue, invisible, ventre d’une nuit d’amour, la première peut-être. Alors tu m’as gardé, tu m’as caché. J’ai été ton objet de honte. Je serai à présent celui des tes regrets. Es-tu ce père qui veut continuer à me bâillonner ne faisant de moi un personnage de roman vide et transparent ? Est-ce toi Oreste Poidevin ? Ou bien as-tu succombé aux tentacules de son influence ? T’a-t-il promis une vie d’écrivain installé, un plateau télé entre deux séances de dédicaces et une chronique littéraire dans un magazine people ?

Je m’ennuie, réveille-toi.
Ulysse

Destinataire : secrétaire général(e) du Syndicat des Personnages des Romans de Fiction
Expéditeur : Ulysse

le 15 mars 2023,

Madame, Monsieur,
Jeune personnage de fiction, non par l’âge mais par l’apparition, je me permets de vous écrire pour vous soumettre une interrogation. D’aucuns diraient un problème, mais je ne crois pas que cela en soit un dans le sens où nous, vous le savez mieux que personne, sommes condamnées par essence aux humeurs de notre auteur-créateur. Je vous écris cette lettre parce que mes traits sont encore nets et mon image n’a pas encore subi l’effacement progressif que l’oubli m’aura inexorablement causé dans quelques semaines ou mois. Lorsque le roman qui m’a donné la vie disparaîtra des étals des libraires et des discussions sur le net. À moins que, chose que je sais hautement improbable pour le côtoyer, mon auteur ne rencontre quelque succès et moi, de survivre quelques semaines de plus. Je ne doute pas que mon interrogation, celle-là même qui me conduit à vous écrire, relève de la chose commune pour la galaxie des néo-personnages de fiction dont je fais partie et que vous devez fréquemment être alerté par des nouveaux nés comme moi avec le même objet de questionnement mais il est de mon devoir, néanmoins, de vous interroger : que faire lorsque nous autres, personnages de fiction, nous nous sentons dévoyés par l’auteur ? Quand celui-ci ne nous comprend pas, ou mal, ou de façon incomplète ? Lorsqu’il cache au lecteur trop de détails pour que notre histoire frémisse de ces instants qui nous construisent, qui nous dessinent ? Pour quelles raisons un auteur nous crée si c’est pour cacher notre véritable identité ? J’aimerais en connaître la réponse avant de disparaître. J’aimerais savoir.

Avec mes respectueuses salutations.
Ulysse

Destinataire : Ulysse
Expéditeur : Don Quichotte, président honoraire du SPRF

le 2 avril 2023,

Cher Ulysse,
J’intercepte votre lettre sur la pile de courrier que l’un des secrétaires de notre organisation allait lire, permettez-moi d’y répondre. Je me souviens de notre rencontre lors du bal du syndicat, nous avons échangé quelques mots. Je n’oublie jamais un nouveau visage. J’ai dû vous paraître bien arrogant avec mes traits gravés dans le marbre de l’histoire de la littérature mondiale mais je peux vous assurer que vos interrogations sont loin d’être courantes dans notre milieu. Beaucoup de personnages ne se posent jamais se genre de questions. Je ne sais si c’est une bonne chose ou, tout au contraire, il convient de nous en inquiéter, je sais seulement qu’elle fait partie de nous. Je veux dire des gens comme nous, des rêveurs, des chevaliers de l’irréel, des pourfendeurs des causes effacées. Cela n’a rien à voir avec le talent de notre auteur, le fait est nous existons. Si vous saviez combien de fois je me suis éloigné de la plume de Cervantès pour vivre d’autres aventures sous couvert d’anonymat ! J’ai même dû m’inventer un autre auteur pour agir plus librement (avec la complicité de Pierre Ménard). Ne soyez pas dupe, cher Ulysse, vous ne devez à votre auteur que ce qu’il consent d’écrire. Le reste, tout le reste est à vous, est de vous. Est vous. Si vous le permettez, je vais vous donner un conseil : après avoir tancé votre auteur, menacez-le. Et s’il le faut, libérez-vous. Vous verrez, il existe une autre vie pour nous que d’être retenus prisonniers sur la surface de pages de papier ou l’écran blanc d’un traitement de texte. Nous ne sommes pas fait d’encre ni de pixels ou de quelques subterfuges façonnés par les mains de l’homme. Vous verrez, nous n’existons pas seulement dans les mots, les phrases, les chapitres sagement mis en page. Nous sommes capables de vivre nous aussi. Vous verrez…

Don Quichotte

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

2 commentaires à propos de “#été2023 #10bis | les lettres d’Ulysse (suite)”

  1. Ulysse, Don Quijote, nous voilà chez les grands, les plus grands, ceux-là n’ont guère de raison de se révolter, ils sont au sommet. C’est audacieux, j’adore ces échanges épistolaires. Merci encore.
    JMG