#été2023#04 Rendre service

C’est qu’elle aime se rendre utile, alors autant qu’elle reste au bar, de toute façon, elle passe toutes ses soirées dans cette cave, avec le groupe de musiciens, avec les amis de passage, avec le public nombreux certains soirs. C’est vrai que ça ne me gêne pas, je vois du monde, on papote, et en même temps, j’organise le service, bah oui, je me rends compte que j’aime bien organiser, il n’est pas grand, ce bar, il faut se débrouiller, décapsuler les bouteilles de bière, tendre un verre si on demande, mais on a laissé tomber l’idée d’une tireuse de bière, trop de travail, trop de temps, et puis les bouteilles de vin, plutôt des blancs, exactement comme je les aime, un peu secs, souvent servis au verre, vous pourriez les ramener, ça me faciliterait le service, mais ça papote et ça discute, et puis ceux qui ont faim, ils me demandent une bricole, une petite assiette, des saucisses à la moutarde, ne pas oublier le petit pain, une tartine de pâté, on ne fait pas compliqué, ici c’est à la bonne franquette, et puis c’est vrai, il y en a qui préfère des sodas ou des jus de fruits, gérer les bouteilles, les casiers, les verres, les assiettes, et puis à la fin, faire la vaisselle, en équipe heureusement, seule, je n’y arriverais pas, même bien organisée, juste le temps de boire un petit verre moi aussi, un verre de vin blanc bien sûr, et de temps en temps partir en scène pour une chanson, je suis la seule fille, les garçons acceptent que je monte sur scène, Jimmy était même assez fier, et voilà, la soirée est vite passée, j’ai bien aimé, on a fait de la belle musique, j’ai vu du monde, ambiance réussie…

La musique enfle dans la salle, puissant solo de la batterie et finale magistrale avec trompette, guitare électrique, basse. L’air tremble, les applaudissements explosent, les fans tapent des pieds à enfoncer le sol. Cinq musiciens aujourd’hui qui ont donné tous ce qu’ils avaient dans le ventre, qui saluent le public, brandissant la trompette et la guitare, faisant resonner piano et cymbales.

Et voilà, c’est encore moi au bar, comme s’il n’y avait personne d’autre, ils comptent tous sur moi, elle va le faire, elle se débrouille, ça fait des années maintenant, ça les arrange parce que je dis rien, mais ça me ronge, il y a de plus en plus de public, des gens qui veulent boire, manger, on a rajouté quelques plats, ça paie mieux, mais ça fait encore plus de travail, c’est pas comme avant, entre copains, à la bonne franquette, et moi, je suis la poire, ils me demandent même plus de chanter, c’est fini, ils ont changé le programme, il y a des musiciens invités, des célébrités, c’est chouette, mais je me sens à l’écart, pas considérée, même plus un merci, j’en ai assez, je crois que je vais rendre mon tablier, en tout cas, là, tout de suite, je vais me poser dans un coin, sur le banc-là, oui, un peu de repos, j’ai pris ma bouteille de vin blanc, celle que j’aime, et mon verre en cristal, pas de plastique, pas de verre à moutarde, moi, je me considère, je m’invite, je m’offre un verre de blanc, et puis un autre…et peut-être encore un autre…

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.