#été2023 #08bis | la tache

Dans la salle du banquet, les grandes tables rondes occupent tout l’espace. Les invités sont déjà assis, la sono délivre les notes suaves d’une bossa nova d’ascenseur. Les couverts sont disposés soigneusement de part et d’autre des assiettes en porcelaine, les verres à pied sont rangés devant. Les serviettes ont quitté le ballon des verres pour se retrouver pliées à coté de l’assiette ou sur des genoux bienveillants. Les conversations trop polies tentent de réchauffer l’ambiance mais les sourires encore forcés trahissent le manque de naturel. La grande nappe de lin figure encore le désert d’une virginité originelle. Une grande étendue blanche et immaculée. Sous le bout des doigts, la douceur du lin damassé caresse les premières phrases d’une histoire encore balbutiante. Pourtant, la page n’est déjà plus vierge à l’instant où la vie s’anime autour de la table. Le désert se peuple lentement de créatures tombées du ciel. Les premières miettes de pain colonisent les grandes étendues sauvages. Les verres se remplissent de liquides rougeâtres et transparents, puis se vident lentement. Et puis la nourriture arrive sur table, les assiettes fumantes de sauces concentrent les mets voués à disparaître au fond des bouches qui s’emploient aussi à parler dans une alternance experte. D’une éclaboussure, une goutte de sauce brune souille de sa ponctuation le grand désert en voie de disparition. Bousculé par une main indélicate en quête d’une salière éloignée, un verre à moitié rempli de vin rouge vacille sur sa jambe unique. Le pied roule sur une partie de sa circonférence, tangue avant de tomber et de libérer le contenu de sang sur la surface de la nappe. Le tintement feutré du verre sur le tissu précède quelques vocalises de surprise, autant de O et de A distinctement envolés, et le raclement subit d’une chaise sur le parquet. La tache grandit à vue d’oeil avant de figer ses contours. De l’océan blanc, surgit une île mystérieuse qui dévoile son plan sur le lin tissé. La terre écarlate contraste avec l’eau blanche qui l’entoure. La femme du marin longe la cote rouge. Aussi loin que ses yeux lui permettent, à l’endroit où le blanc de la mer se confond avec le ciel, sur le fil de cette ligne invisible qui définit l’horizon, elle cherche la silhouette du bateau. Sous le phare du moulin de poivre, quelques rochers jaunes et mous demeurent immobiles et silencieux. Près du réservoir transparent d’eau limpide et pétillante, un morceau de pain est échoué comme une baleine monstrueuse. La femme guette le surgissement des mâts du navire. Autour de la table, les rires gagnent en épaisseur, ils se font plus gras et moins étouffés, plus francs et moins convenus. Dans les terres, à l’abri d’une colonne de verre sombre, un chasseur épie sa proie. Une croûte de pain dorée git immobile à portée de fusil et il attend l’oiseau monstrueux aux cinq phalanges qui viendra se saisir de l’appât. Il l’aperçoit fondre sur lui mais c’est la colonne de verre qu’il emporte avant de la retourner au-dessus d’un verre qui se remplit de sang. Et de l’emporter à son tour pour aller engloutir dans une immense bouche vampire le précieux liquide alcoolisé. Le calme est revenu sur la surface de la table devenue champ de bataille. Les serviettes de tissus jetées en désordre figurent des statues abstraites et imparfaites dans un cimetière désormais immobile. Les rires et les paroles se sont éloignés. Sur la terre cramoisie de l’île tracée sur la nappe, l’heure est à l’évidence : le marin ne reviendra pas. La femme s’assoit sur une miette et maudit l’aventure qui pousse les hommes à disparaître. Dans les enceintes de la sono surpuissante, s’échappe une voix enjouée qui chante une improbable chenille qui redémarre.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

8 commentaires à propos de “#été2023 #08bis | la tache”

  1. Un paysage de désastre où pourraient nager les sardines du Capitaine Cook, saisissant, jusqu’à la marée basse finale, une miniature parfaite.
    JMG

    • Belle idée, les sardines de Capitaine Cook, je les vois distinctement. Merci Jean-Marie.

  2. beaucoup aimé quand ton texte bascule de la pure convenance d’un dîner coincé — pourrait même être plus insupportable, ce dîner, mais ce n’est pas là le sujet — à » la tache qui grandit à vue d’œil » et nous propose alors une vision quasi fantastique de la scène que tu veux saisir
    quelques belles images développées dans le regard de la femme (enfin, je suppose… je n’ai pas su exactement qui voyait) dans une créativité d’enfant qui est capable de jouer avec des miettes et d’inventer des baleines avec une croûte de pain

    • Merci Françoise. Écrit au fil de la pensée, manque certainement de recul sur l’agencement. Une étude pour moi. Peut-être à approfondir…

  3. M’a joyeusement rappelé ces repas de famille qui n’en finissait pas, comment à la pointe du couteau je rassemblais miettes de pain et pelures de mandarine pour construire un monde nouveau

  4. Absorbée par cette tache et tout ce qui se met en scène sur cet océan blanc….j’ai beaucoup aimé