Finale au Jeffers

Il avait été convenu d’avoir dans sa tenue quelque chose qui porterait les couleurs. Si c’était simple pour les gamins qui portaient tous leurs maillots bleu avec le numéro de leur joueur préféré placardé dans le dos, ça l’était moins pour les aficionados de la dernière heure qui voulaient juste participer à l’excitation finale. Ils voulaient bien mais dans des limites qui pouvaient varier, arborer un maquillage de sioux griffonnés sur la joue qu’on vendait en bâton de stick à chaque caisse pour la circonstance, ou prendre dans sa garde- robe un discret camaïeu tricolore si discret qu’il fallait le chercher vraiment.  Le truc dans ces journées déguisées, consiste à se rendre à la fête, sans se sentir trop démuni avec ses plumes de coq et sa crête, et  encombrés par des pattes gauloises, une affaire de ridicule pour chacun différent. Ils y en avaient qui se rendaient au port en traversant la baie encore à marée basse.  C’était là- bas que la fête battait son plein avec les trois bistrots qui annonçaient écran et  une finale à tout casser. Léo avait oublié son écharpe, voulait pas porter la puasse, repartit la rechercher à mi- chemin, il emprunta finalement  la route, la marée avançant à grand pas. D’autres retardataires solitaires rejoignaient l’assemblée d’oiseaux. J’avais expédié ma vieille mère extrêmement lente pour sa sieste, intriguée par tous ces préparatifs qu’elle regardait d’un œil un brin désapprobateur à voir tous les siens se précipiter pour un match de foot, elle qui n’avait jamais fait de sport et qui s’effarait en silence de ce culte du sport  remplaçant le cœur sacré de Jésus, et l’engagement pour des valeurs autrement supérieures. Le cœur du bourg était vide, rues désertées, tous réunis soient chez eux avec des voisins devant la télévision, mais surtout descendus dans un des trois bars du port. On s’agglutinait surtout au « Jeffers », enfin c’était peut- être son nom d’avant. Et avant, avant, c’était le « refuge » ; A côté, du » Jeffers », en traversant la rue on tombait sur « le Récif » mais qui  s’appelait en fait « le Glenn », mais personne dans ce pays fidèle se rappelait du nom aujourd’hui. Plus loin, à quelques coudées, « l’école des mousses » mais là ça sentait un peu la Royale et on s’amusait moins. Pour tenter une entrée en salle, il fallait se contorsionner, passer par en dessous, ressortir par-dessus comme une pelote de fil à démêler, jusqu’à apercevoir les jambes connues que l’on voulaient rejoindre, puis hisser  son buste  en avalant son ventre et louvoyant. Impossible de compter le monde dans ce chou-fleur de têtes, bien qu’il y en avait une ou deux qui étaient montées en tige ;  une grande bringue au long cou avec brushing irréprochable perchée sur un tabouret de bar aussi long que son cou. Elle avait tout du collet aux grandes oreilles et on était obligé de regarder d’un des côtés de sa tête ou de celle de son fiancé,  au poil très court et également tatoué, cinglé dans un t- shirt d’une blancheur éblouissante qui suggérait on ne peut plus ses pectoraux de body building. L’écran hérissé de têtes, absorbait tous les commentaires. « Qu’est que tu nous fais, Putain, faut le changer ». Une femme mais il fallait avant procéder à une scrutation poussée, en survêtement, poursuivait pleine sollicitude tous les arrivants pour les inviter à parier dare- dare  pour la cagnotte aux millions. Elle talonnait sec, et se proposait de garder la pinte pour filer vite au bar d’en face qui faisait PMU. But !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!But !!! Une déflagration ébranle tout le bistrot. D’un seul mouvement, on s’est vu propulsé les uns sur les autres pour former une espèce de magma de chair, de bras, de coudes, de poitrine, de jambes, de paumes cognant si bien que des lunettes volèrent à l’unisson. Le myope décillé  tâtonne en sous- marin dans les claquettes, les baskets, sur un sol douteux et gluant de bière, flairant affolé le rayon de verre égaré dans cette horde mouvante de mollets, et plonge une main télescopique, arrive à saisir ses fragiles adjuvants qui par miracle annonçant la suite d’événements à venir inouïs, n’avaient pas rompu sous les plantes vivaces estivales et locales. Remontée en surface où l’on assagit, avec des vagues moins cinglantes. Un bras en détresse néanmoins agitait la reddition, suivi d’une tête de jeune fille verdâtre et une haie d’infirmières mâles et femelles, bras en civière. Le père des couteaux Velisodex me fit un petit signe d’intelligence dans cette écume  humaine. Oublieuse des noms dans un pays où tout le monde est cousin, on attrapait ce qu’on pouvait pour désigner,  d’autant que le monsieur était lui-même une pièce rapportée. Une tête de pasteur anglais, le cheveu roux, il alliait raideur, politesse et un soupçon de dédain pour autrui vite trempé dans une poignée de main de paix du christ. Escorté par sa femme, une brune au nez grec, un peu androgyne, le demi- sourire d’une statue de jardin public, toujours un peu voutée et concentrée de spectatrice d’un match de tennis en demi final à Roland Garros, elle portait quel que soit le temps un short et un pull marin sur le dos. Comme un vieux bourgeois parisien qui pour rien au monde n’ira voter dans son arrondissement mais préfère se faire recenser dans son pays de cœur, où il a ses terres, jamais la famille des couteaux n’aurait voulu regarder la finale ailleurs qu’au Jeffers. Un enfant explique pour la énième fois à sa mère balbutiante la différence entre un penalty et un corner. Deux copines aux cheveux courts, parées à affronter le vent se demandent à quoi pense Antoine Grieseman au moment du penalty. La responsabilité sur ses épaules, Vraiment, c’est pas possible…. soupir et mains sur la bouche. L’une d’elle porte autour de son cou, une chainette avec trois fillettes dorées, ses trophées, l’autre préfère le lacet d’un serpent tatoué autour de son cou. BUTTTTTTTTT !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Nouvelle déflagration, nouveau décollage qui fait sauter en éclat tous les apartés. Emerge un géant suant  et hilare comme le génie d’une lampe magique. Arrachant son t-shirt dans son exaltation, il soulève tous les corps à proximité, embrasse les visages à pleine bouche,  pleine sueur. Une peau rose et collante comme un rouleau à mouche duquel  il est très difficile de soustraire sans perdre une aile. Le génie est si ému qu’il veut mettre tous les enfants sur son dos,  entrainant chez les gamins des regard tétanisés,  puis dans un élan magistrale, il se saisit de sa claquette et se met  taper comme un forcené le mur en lambris du pub, la tatane en plastique bat la mesure comme s’il voulait démembrer les lattes de bois, les écaillures du mur ; ça finit par faire comme un petit rond vide autour de lui tandis qu’il fait le métronome, accompagné de ses yeux vitreux. La mi-temps tombe à pic pour vider ce trop- plein d’émotion, mais faut pas s’attarder. Deux courants parallèles du golf Stream se  forment et se déroulent patiemment, l’un vers les toilettes qui n’ont jamais connu une telle affluence, vont- elles pouvoir y pallier, l’autre vers  le comptoir pour combler le vide des  pintes. Des serveuses naviguent en volant avec des plateaux chargés de brunes et de blonds,  tandis qu’au bar, à la chaine on baisse les manettes, verres inclinés pour remplir les mazagrans. La promesse d’une victoire entraine la prodigalité,  tout le monde y va de sa tournée. Sonnerie, c’est reparti. Une voix s’élève. C’est  l’appel des joueurs au haut- parleur, la foule des supporters reprend en cœur :  Ngolo ….Kanté, Griesman ……..Antoine,  Pogba…….Paul, la même voix toujours initiatrice des modes dont on ne sait où , quand,  par qui ils ont été composés, entonne un refrain repris  l’unisson comme une meute rejoint le sentier avec toujours des égarés qui ne connaissent pas les paroles ou les saisissent en les déformant phonétiquement : Benjamin Pavard, je ne crois pas que vous le connaissez, il sort de nulle part, avec sa frappe de bâtard, on a Benjamin Pavard. Mais nouvelle déflagration cosmique suivi de fusées de détresse sur le port et de coups de corne de brume, un vrai mitraillage. OOOOHHHHHHHHHH ! Ne regardant pas l’écran, un distrait  n’a pas compris que c’était l’autre camp qui marque, l’impudent se réjouit à côté de voisins qui le regardent le mauvais œil, qu’il  passe vite son chemin cet oiseau croate. Les conseilleurs et râleurs ne sont pas en reste, ils mangent leurs doigts, agités, comme un capitaine d’équipe. Il faut changer ce numéro qui n’est pas en forme, ils regardent le temps qu’il reste, à la montre. Pour certains, l’essentiel, c’est de gagner même si ce n’est pas du beau jeu, et l’ombre de la finale maléfique avec l’Allemagne n’est pas dissipée pour les plus vieux. Ballotée par le ressac, je ne sais plus comment on est arrivé à la fin du match. De la victoire, un grand bruit, l’envie de sortir dehors, de s’extraire de ce grand corps étouffant, l’écran éclaboussé de bière tandis que l’orage tombait à verse dedans sur les joueurs hors d’eux même, Poutine sous un parapluie. Dehors sur le port, une série de lancement de fusées de détresse, suivi d’un gars qui fait rugir sa mobylette en faisant cirer son pneu tant qu’il peut, sans parvenir à le faire tourner faute de moto. Il fait des ronds de chien devant les bars pétaradant, brulant sa gazoline, ronflant comme un gros bourdon allant de fleur en fleur. Un autre couvert de taches de rousseur torse nu, emmène partout son caddy où il a accroché une radio avec lequel il entonne la victoire. La voix chanteuse derrière son haut-parleur surgit de la fenêtre du premier du petit bar. Docile, le chœur reprend du collier tout content de partager une nouvelle chanson, Ngolo Kanté, palalala, Ngolo Kanté, il est petit, il est gentil, il a bouffé Leo Messsi. La sirène des pompiers s’ajoute, les voilà les pompiers rigolards pris d’assauts. On grimpe en grappe sur l’estafette, gentiment dégrafés,  mais c’est un feu pas pour rire, les fusées de détresse sont tombées sur le toit d’une maison qui s’enflamme avec cette vague de chaleur. Tout est sec, on n’a pas l’habitude ici dans ce pays toujours vert et humide, bientôt les canadairs.  C’est la renverse. La mer est haute. Dans un nouvel acmé de joie, un essaim quitte le bar, traverse la chaussée, monte sur le parapet, saute,  dans le port, possédé comme les porcs des Ecritures. Toutes les conjonctions astrales sont réunies, grande marée, grande victoire, temps clément, à poil dans l’eau du port. Rien de mieux que l’Iroise pour refroidir ou conserver l’ivresse des grands soirs. L’unisson se déplie par vagues successives ; ceux qui sautent vêtu, d’autres qui d’un geste plonge nu ;  les plus prudents qui se déshabillent en slip et descendent l’échelle du quai en rentrant centimètre par centimètre dans l’eau fraiche. Une flopée de têtes forme une flottille de phoques  hilares et joyeux qui s’éclaboussent, on balance aussi des objets, des chaises, des verres, des personnes hurlantes toutes habillées. Il y aurait une étude à faire sur le geste de se déshabiller, de jeter, et son lien avec  les grandes émotions,  comme les réveillons napolitains où sont lancés dans la rue feux d’artifice, assiettes, couverts, verres et tout ce qui passe sous la main. Monsieur Loyal au haut- parleur poursuit, imperturbable, et prend des allures de joueur de flute de Hamelin.  Le moteur d’un petit bateau crachote dans la baie, il bat pavillon cocardier, et hermines noires. Encore un breton de cœur qui bretonne, avec capitaine en pantalon rouge et pull marin. Les familles regardent assis sur le rebord en léchant leurs glaces. On se laisse porter en cette fin d’après- midi comme un cor mor au grès du courant. Les brèches sont ouvertes. Les gamins reviennent demander frites, hot dog, fish and chips, ils sont de plus en plus salés sucrés et les cormorans commencent à tourner autour des poubelles qui débordent. Entre les deux bars qui font leur chiffre d’affaire de l’année, les ombres incongrues de deux lamas et d’un chameau en point de suspension, et la tente d’un petit cirque qui fait relâche. il y ceux qui partent se baigner un peu plus loin sur le môle,  ils rentrent dans l’eau déjà séparée par l’ombre et le silence, rayé de temps à autre par le klaxon italien d’une voiture qui fait des allées et retour entre le bourg des terres et le port avec un drapeau à  la fenêtre. Les démarches sont de plus aléatoires, un grand gars chaloupant vient m’enlacer avec son haleine de bière, avant de s’effondrer doucement contre le mur du Récif. Les connaissances se donnent le mot pour arriver dans  ces petits moments de glissement. David arrivé avec le lot des voitures venues relever le pouls du populaire, descend sur le port, avec son vieux t-shirt et son short. A la manière des lords anglais, plus le vêtement est usé et délavé par le sel, plus il est digne d’être porté et ne risque pas d’avoir la vulgarité du neuf.  Rien ne lui fera sauter sa journée de labeur, il trouve que la foule se vautre et que ses cousines s’enflamment comme des brindilles dans l’abrutissement général. La narine dilatée, il n’a pu esquiver des rugissements lointains et les musiques de radio crochet. S’inclinant devant le labeur, autodidacte, il ne veut être redevable de personne, et connait ses droits, le cadastre, les édiles locaux comme sa poche . Le matin et le soir, il descend au bistrot pour humer l’air lire le Télégramme «  je ne savais pas que tu aimais autant le foot, mais c’est vrai que Margarita est une star  chez Edouard !!! » suivi d’un œil faussement admiratif en guise de fléchette.  Mais superbe, et imperméable, Margarita ne relève pas l’escarmouche, et embrasse son fiancé en s’éventant. Elle assume pleinement son étiquette d’actrice de  feuilleton si connue à la campagne et dans les maisons de retraite, qu’au Leclerc, point névralgique du canton, elle est tout le temps reconnue, poursuivie par des conciliabules, arrêtée pour un selfie. Pas bégueule,  elle se prête  aux contraintes de ce service après- vente. Mais déjà David fait déjà volte- face pour plonger sur une autre solitaire. Betty souffre chroniquement d’être un vilain petit canard intelligent dans son monde étroit , traînant un mari qui ne comprend rien, qu’elle laisse le plus souvent dans ses dossiers européens, elle parcourt le pays, pour soigner sa mélancolie, et réparer les ravages d’une éducation arriérée et bourgeoise. Souffrant par tous les pores de sa longue silhouette osseuse, entre deux bains d’huiles essentiels, elle aime se frotter au vrai peuple  gentil et pas coincé pour deux pas comme mais déjà t la conversation par le ronron du moteur du gars à la mobylette. Le lendemain on pouvait lire sur les portes du « Jeffers » un petit mot collé au scotch, « Fermé  car plus de boissons mais on est des Champions ».  La gendarmerie avait enregistré 52 gardes à vue, un feu maîtrisé, on était vraiment des champions.

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.