#L5-Fugue

A l’aube, elle prenait toutes ses économies et fermait doucement la porte. Son regard balayait la chambre sans savoir quoi emporter dans son minuscule sac à dos. Elle ne pouvait plus rester. Elle descendit les escaliers, traversa le parc et rejoignit l’arrêt d’autobus. Elle ignorait à quelle heure il passait, mais était décidée à attendre. Elle longea l’immeuble d’en face, passa devant la concierge. La femme, occupée à lancer de grands seaux d’eau sur le parvis, ne lui prêta aucune attention. 

Elle marchait en silence, la tête rentrée dans les épaules, les yeux à terre. L’air était frais ce matin, il grimpait dans sa nuque moite d’une nuit sans sommeil. Le jour n’était pas encore levé, les réverbères de la grande avenue propageaient une lumière jaune sur le bitume. Elle observait du coin de l’œil, les premiers mouvements de la rue: quelques voitures éclairaient l’obscurité de leurs phares. Des grillons chantaient, des nuées d’oiseaux piaillaient dans les arbres de la place, mais toujours pas d’autobus. Il était encore temps de faire demi-tour, elle pouvait retourner d’où elle venait, traverser le parc à nouveau, remonter les marches, rentrer chez elle. Et si elle croisait quelqu’un dans le couloir, elle prétendrait une migraine ou un cauchemar. 

Elle pouvait prétendre- oui c’était le mot- mais pour combien de temps. Combien de temps pourrait-elle cacher la grossesse? Elle ne pouvait pas s’imaginer, le ventre rond, tenant la main de son petit frère à la messe du dimanche. Elle voyait déjà les regards du curé ou pire ceux de la cheffe de chœur. Non, elle préférait être seule et loin de tous que d’affronter ça. Son père serait mort de honte, il n’y avait aucun doute. Et puis, ce serait un désastre pour le commerce familial. Un tel événement entraînerait tout le monde dans sa disgrâce. Dans le commerce, on évitait d’avoir une opinion et on ne faisait pas de vagues. C’était la règle et elle la connaissait bien. 

Elle pensa au cadre de la vierge qui était au-dessus du lit de ses parents. Elle aimait ce portrait sans doute parce qu’il détonnait du style rococo et convenu du reste de l’appartement. La vierge apparaissait au centre du tableau, elle était entourée de visages masculins plus flous que le sien. Les visages se résumaient à des regards: des yeux noirs et des sourcils levés, tous dirigés vers elle. Un voile bleu couvrait sa tête auréolée de pourpre, ses yeux étaient levés au ciel, le blanc tel de l’écume. Sa bouche entrouverte inclinée vers le bas, elle pouvait être en train de crier dans cette scène. Même elle, l’élue d’entre toutes, elle était condamnée à la souffrance. Elle enfanterait dans la douleur et verrait son enfant sacrifié par les hommes. Elle aussi était une madone qui acceptait la souffrance infligée par la société. 

Le vrombissement de l’autobus se fit enfin entendre, elle tourna la tête et vit apparaître ses lumières rouges au fond de l’avenue. Elle se leva d’un bond et leva son bras en l’air pour être certaine qu’il s’arrête. Les portes s’ouvrirent dans un sifflement et elle monta les marches, bien décidée à quitter le village. 

Elle n’avait pas d’idée précise du chemin, mais se laissait en quelque sorte porter par la route. Elle était descendue du bus à l’arrêt d’une petite gare de province à deux voies. C’était un lieu de passage et le matin s’était maintenant levé sur le parvis. Toujours sur ses gardes, elle déchiffrait le panneau d’affichage en évitant de rester plantée au milieu du hall. C’était facile, une voie se dirigeait vers Valencia, l’autre vers Madrid. Comme tout le monde, elle avait de la famille qui vivait à la capitale, ce serait le premier endroit où on irait la chercher.  Elle décida de se diriger vers le nord. C’était par là qu’on vivait bien, avait-elle entendu. Elle acheta un billet pour Valencia au guichet automatique.

Installée sur le strapontin, le casque enfoncé sur les oreilles. Elle pensait à eux. Elle se les imaginait à la table du petit déjeuner. Son père quitterait la maison sans se rendre compte qu’elle n’était plus là. Sa mère ouvrirait la porte de sa chambre quand il serait l’heure de partir pour l’école et trouverait son lit vide. Elle ne comprendrait pas. De toutes manières, ils n’avaient jamais rien compris. Ils interrogeront Maria, Elena, remonteront peut-être jusqu’à David, mais personne ne saurait. Le train s’arrêtait à toutes les gares de villages. Elle restait dans l’ombre, au fond du wagon. Arrivée à Valencia, elle descendit sur le quai et sauta immédiatement dans le train d’en face, il partait pour Barcelone. 

Le train filait plus vite maintenant et longeait une falaise qui donnait sur la mer. L’été s’annonçait, l’eau scintillait en ce milieu d’après-midi et le sandwich à l’omelette de son voisin rappela à Lorena qu’elle n’avait encore rien avalé. Elle était partie sans dire au revoir à ses sœurs. Mais cette nouvelle vie qui se préparait à son insu l’avait paniquée. Elle serait obligée de se marier, d’arrêter l’école. Sans doute de travailler en plus de tout ce qui serait de sa responsabilité. Elle pensait à sa mère, dévouée à ses filles et obéissant à son mari. Était-elle heureuse ? Malade d’angoisse à l’idée de brûler son dîner ou de ne pas voir un pli sur la chemise du mari. Sa mère, qui avait inculqué à Lorena et ses sœurs, le respect au père, aux hommes, plus fort que l’estime de soi. Elle regardait sans broncher son mari, la tromper, lui mentir, la menacer. Il n’avait jamais été plus loin, mais c’était suffisant à Lorena pour le détester en plus d’en avoir peur. Elle pensait à ses grand-mères, l’une était morte très jeune, épuisée de maintenir à flot une famille de six avec son salaire de serveuse. L’autre était toujours en vie, n’ayant toujours pas une minute à elle, entre ses fourneaux et aider ses propres filles. Elle sentait qu’elle continuait le chemin emprunté par ces femmes qui l’avaient précédées, fonder une famille, accumuler les grossesses, être coincée à la maison pour s’occuper des enfants. Son corps ne lui appartiendrait plus, il serait un maillon d’une chaîne plus large que sa propre existence. Elle oublierait ce qu’elle aimait, elle n’irait plus danser, n’aurait plus le temps de lire. Elle deviendrait le miroir de sa mère, de ses grand-mères tout comme ses sœurs. Mais cette ressemblance, au lieu de la rassurer, l’angoissait.

Arrivée à Barcelone, elle descendit Plaza Catalunya et s’arrêta un instant, toute étonnée de la ville. Un flot de personnes montait et descendait l’immense avenue. Le feu passait au vert, la foule s’élançait et traversait la large rue dans les deux sens. Les gens se croisaient en baissant la tête, se faufilaient, s’évitaient, se bousculaient et souriaient en se retournant. On se touchait l’épaule, le bras, on parlait beaucoup, elle ne comprenait pas tout mais cela lui plaisait. Elle devait prendre un métro pour rejoindre une autre gare. Barcelone fourmillait, il y avait des gens partout, les trottoirs étaient bondés, les couloirs du métro remplis. On étoufferait rapidement s’il n’y avait pas au-dessus, ce ciel immensément bleu.

A la gare de Sants, sa frêle silhouette se planta au-dessus du grand panneau indicateur. On la bousculait, elle recevait le coup de coude d’une femme pressée au parfum profond, la valise d’un couple qui ne se retourna pas. Il fallait faire la queue, comprendre où allaient tous ces trains, quelle voie choisir. Il n’y avait plus deux voies comme ce matin, mais des dizaines. Le panneau indicateur tournait toutes les lignes à chaque minute. Les haut-parleurs grésillaient et  résonnaient dans le hall. Le bruit était omniprésent. Le tournis et l’angoisse la saisissèrent. Si bien qu’elle s’assit contre un mur. Elle compta ses respirations, essaya de relâcher ses muscles. Mais ce n’était pas l’endroit où se relaxer, la tension était intense, les voyageurs couraient dans tous les sens et elle était perdue. C’est à ce moment qu’elle entendit le signal :  »Dernier appel pour le train de nuit pour Paris ! cracha le haut-parleur. Tous les voyageurs sans billet, présentez-vous au guichet 22. Elle s’élança, imitant les autres voyageurs, recomposa son visage et se présenta au guichet. Dans la queue, on parlait une langue amusante, du français, probablement. A la guichetière qui s’étonna de son jeune âge, elle répondit :  ‘’ Je vais rendre visite à ma tante comme chaque année. Elle vient me chercher à la gare. » Et c’était suffisant pour la curiosité de la femme qui lui tendit son billet et lui expliqua comment rejoindre la voie.

A propos de Irène Garmendia

Lectrice par amour des mots et des histoires. Voyageuse immobile, perdue entre plusieurs langues, a récemment découvert le jeu d'écrire.