#gestes&usages #05 | Judith Wiart, deux mains qui se touchent

« Deux mains de garçons posées l’une sur l’autre. »

Un ami, de vieille date, est arrivé à sa hauteur, et tout en le saluant, lui a pris la main avec les deux siennes. De temps en temps l’une de celles-ci se détachait pour se plaquer à son torse puis revenait irrémédiablement à sa main, comme s’il allait encore disparaitre une éternité si jamais il lâchait. Il parlait d’une voix heureuse de pouvoir lui parler enfin, comme s’il était parti en pleine conversation il y a des années et qu’il reprenait le cours de celle-ci tout en ajoutant tout ce qui s’était passé depuis. Je ne comprenais rien, évidement. Il parlait en arabe[1]. Je comprenais qu’il racontait tout un monde pourtant, un monde dont je ne comprenais rien, auquel je pouvais à peine donner les couleurs du bled que je connaissais, les couleurs de la chaleur, du sable, de l’ombre qui épargne à peine, des pêches gorgées de jus, du maïs grillé qui dégoulinait de saveur quand on croquait dedans, des couleurs des beignets géants qu’on achetait le matin pour le petit-déjeuner, des couleurs de l’assiette qu’on laissait vide et blanche pour qu’au cas où un pauvre se présente il ait toujours une place à table[2], la couleur des mosquées dans lesquels Ben réussissait à me faire entrer quand j’étais encore assez petite pour ne représenter aucun genre[3], les couleurs de la langue, chaudes, douces, enivrantes, les couleurs du thé à la menthe que servait Ben en tirant haut la théière sans jamais rater le verre et les couleurs du thé qui atteint le verre, les couleurs de l’odeur du thé à la menthe sucré, sucré, si peu, si peu.

Et cette sensation que j’ai senti en lui quand il lui a pris la main[4]. Ses yeux qui cherchaient partout autour si personne ne pouvait les voir, loin, à droite, à gauche, derrière, devant. Et moi qui les regardait toute surprise de sentir que lui aussi pouvait ressentir ça, ici. J’étais tellement troublée, comme si je voyais de mes propres yeux une statue grecque mal vieillir de plusieurs centaines d’années en quelques secondes.


[1] Trois fois. Il me semble que je suis allée trois fois au bled avec Ben. Laquelle était-ce ? si je me fie à l’image souvenir, j’étais à hauteur de sa cuisse, donc la troisième. Je devais avoir dans la dizaine d’années. Il était très grand. J’ai gardé jusqu’à mes quatorze ans la taille des huit. Or nous ne sommes allés qu’une fois au bled quand j’avais cette taille-là, les autres fois, j’étais tellement plus petite que tout me semblait infini. Je crois même me souvenir de sensations qui me chantaient l’histoire du petit poucet.

[2] Une fois, un matin, la sonnette de la porte d’entrée a sonné. Où étions-nous ? Oujda je crois. Dans une maison cossue. Mes yeux se sont écarquillés. Nous nous sommes toutes (mes sœurs et moi) précipitées vers la porte en suivant Ben, comme autant de petits diables voulant savoir ce qu’il y avait derrière la porte. Quand il a ouvert, un homme était là, triste, si triste, il parlait en pleurant. Ben l’a fait entrer, nous suivions toutes ses mouvements pour « voir » ce que Ben allait faire. Il lui dit, probablement, de s’asseoir, mais l’homme refuse. Il continue de pleurer en parlant, mais ses larmes deviennent plus chaudes. Ben nous traduit en voyant qu’aucune de nous ne lâchera le déroulé de l’action. « Il dit qu’il ne peut pas s’asseoir avec nous parce que sa famille attend qu’il ramène à manger, mais que si nous pouvions lui donner quelque chose, il ramènera tout à ses enfants. » « Ahhhh », fîmes-nous en chœur diaboliquement enfantin. Je me souviens avoir alors douté de la sincérité de la démarche. Je ne sais pas s’il y avait trop de larmes, ou pas assez. Mais quelque chose ne sonnait pas « correctement ». Puis l’homme tendit un sachet plastique transparent. Ben refusa dans un premier temps, mais céda devant l’insistance de l’homme. Je me souviendrai toute ma vie du moment où Ben fit glisser dans le sachet en plastique transparent les œufs au plat à peine cuits qui étaient dans l’assiette que nous lui avions proposée. Je restai sans pensée. Je ne faisais que voir les œufs dégouliner le long du sac plastique en entendant les larmes de l’homme devenir de plus en plus cristalline. Je ne pouvais plus bouger. Je ne le vois même pas sortir, je ne sais rien de ce qui s’est passé après que les œufs ont eu dégouliné le long de la paroi du sac en plastique transparent et que les larmes de l’homme se soient changées en perle de cristal dans mes oreilles.

[3] Quelle mosquée était-ce ? Une des plus importantes, vu qu’il racontait cette histoire avec un brin de fierté dans la voix. Pour être honnête, il ne l’a pas raconté souvent. Une fois ou deux, tout au plus. Je me la suis bien plus raconté à moi-même. Un jour, nous étions devant la mosquée ???, un bedeau en gardait l’entrée. Nous n’étions que lui et moi, je devais avoir trois ou quatre ans. Mais j’étais tout aussi blanche que maintenant. Teint de lait. Et blonde. Au moment de rentrer dans la mosquée, le bedeau arrête Ben en me montrant du doigt. « Elle ? Quand elle est née, je l’ai trempé dans une jarre de lait, c’est pour ça qu’elle est aussi blanche ! ». Il le crût et nous pûmes entrer. Voilà pour la légende.

[4] C’est la seule fois où j’ai vu ça en lui. Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas où mettre ces images souvenirs qui ont dû durer quelques secondes, moins d’une minute. Lui, si grand, si beau, si fort. Sur le moment, je n’ai pas compris. Quand est-ce-que j’ai entendu le mot pour la première fois ? Quand est-ce-que la phrase a été prononcé ? Je ne m’en souviens pas.

« C’est parce qu’il avait honte, ça ne se fait pas « chez nous ». » Qui a dit ça ? Je ne sais pas. Je me doute, mais je ne sais pas.

A propos de Alexia

Chercheuse par diplôme (Master 2, 2018) en littérature anglaise du 20ème siècle à Tours, indépendante car pas rattachée à une université pour l'heure, je fais des mousses au chocolat, des îles flottantes, du pain perdu caramel, des meringues, des crèmes brûlées...un jour, j'arriverais au niveau de la tarte au citron de Blanche!!! je l'aurais un jour!!! je l'aurais!!! En attendant, j'épluche aussi des pommes...

6 commentaires à propos de “#gestes&usages #05 | Judith Wiart, deux mains qui se touchent”

  1. oui, grec pour un arabe…les limites de la traduction…ou juste mes limites…c’était pour dire qu’il était beau,et chez « nous » le plus beau pendant longtemps ça a été des grandes statues toutes blanches…alors même qu’elles ne l’étaient pas du tout à l’époque…bref, j’aurais pu bosser un peu plus dessus, mais bontempi.

  2. Tout-à-fait voyeur. Puisque pas de logiciel autre pour l’appréhender. Et même en essayant avec d’autres logiciels, on sent bien les limites. Justement. Me semble-t-il.

    Mais comment faire quand on n’est né nul part? Ah…la question à 1 millions de dollars pékinois.

    C’est pas juste d’avoir qu’une vie. Vàlà.

Laisser un commentaire