#gestes&usages #02 | Faire cueillette – Fuir

C’est quand il survit dans le bois, oui, quand il doit y puiser sa nourriture et celle des autres : c’est quand il cueillette. Faire cueillette : chaque jour recommencer. Il n’a que ses mains, ses yeux, et ses jambes à son cou. Un nez, une bouche, des oreilles aussi, ça tombe sous le sens. C’est important les oreilles dans un bois, c’est même fondamental. C’est plein de surprises un bois, alors il dresse l’oreille pour entendre au plus près les choses minuscules et aussi loin qu’il le peut. Avoir l’oreille à l’affût on dit. On appelle affût la pièce qui porte la bouche à feu, il n’a rien: c’est une image. Il est debout dans le bois, encore immobile, genoux un peu fléchis. Il écoute. Il regarde. Il hume. S’il allait devoir courir pour fuir ou se cacher? on ne sait jamais ce qui peut surgir : alors il dresse l’oreille. On peut dire aussi qu’il dresse le nez. Pour déceler ces molécules odorantes des choses comestibles qu’il ne voit pas encore mais qu’il espère, il inspire profondément sans bruit avec son nez et avec toute sa peau. Il s’informe par l’air. Tout en lui est écoute. Son corps se rassemble, doucement aux aguets, il se faufile parmi les choses sans effraction. À ses pieds c’est une étendue de fougères, ses bottes qui ne sont que trous disparaissent sous les feuilles dentelées. Ce doit être la fin d’automne. Il porte des couches habits superposés et des sortes de mitaines faites de lambeaux de toiles, son chapeau a quelque chose de burlesque. Sa bouche s’entrouvre soudain ( cette bouche qu’on a pour manger et pour parler), son haleine fume. Si on veut survivre ici, il faut savoir se taire (on ne peut pas toujours se taire). Il a appris à murmurer. À ce lézard ou à cette fleur il murmure un petit compliment, ça lui vient sans y penser. D’ailleurs tandis qu’il se faufile entre les branchages en veillant à ne pas les briser, tandis qu’il lève un pied puis l’autre, il semble que tout son corps murmure, impondérable : il ne heurte pas, il frôle, il n’écrase pas il contourne, à chacun de ses pas il déplace délicatement ce qui fait obstacle. Chaque pas est une quête : une progression lente hasardeuse et sensible , une avancée comme une danse infiniment ralentie, se dit-on l’observant. Il a cette façon douce et humble de se baisser pour se mettre à hauteur et l’air de s’incliner en s’approchant. Voilà, il s’accroupit. Il balaye du regard et cherche à tâtons avec ses mains: cette baie, cette feuille comestible. Là il tend ses doigts vers un champignon couleur beurre frais, il l’extirpe sans brutalité, il le prend à la terre en le faisant pivoter lentement, avec le froid ses doigts sont gourds mais il contrôle son geste , on pourrait dire qu’il le respire, il n’y a aucune hâte dans son mouvement, nulle impatience. Il le recueille dans sa paume et il le porte à son nez : il respire son odeur. Celui-ci, puis un autre. Un autre encore, une dizaine bientôt. Il a fait d’un mouchoir un pochon, il tient son maigre butin, il le mange des yeux … il est enivré , il s’abandonne au parfum de terre et de noisette… Mais ce bruit. Cette bousculade. Quelque chose s’est brisé. Il entend comme un cri. Une bête. Un ours? Il surgit hors de lui même. Il se propulse toute précaution abolie. Il bondit sur ses jambes… droite gauche droite … s’il dresse haut ses genoux ce n’est pas pour préserver ce qu’il foule c’est pour échapper au piège des grandes fougères. Pour échapper à la folie du bruit qui injecte en lui la peur. Il prend ses jambes à son cou. Il détale. On dirait une grenouille ou un poulet décapité. Il s’échappe. Il court. Il écrase tout sur son passage, sa course broie le vert des fougères et des mousses, une tranchée s’est creusée on peut le suivre à la trace… il est loin, maintenant… disparu

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

6 commentaires à propos de “#gestes&usages #02 | Faire cueillette – Fuir”

  1. Merci Nathalie Holt pour ces émotions de notre ancêtre, celui d’avant l’humain de l’agriculture et de la sédentarité, chasseur-cueilleur chez qui « Tout en lui est écoute« . Votre texte m’a fait replonger, revisiter, les grands débats de l’anthropologie. Des simplifications marxiennes aux subtiles distinctions de l’ethnographie d’aujourd’hui, le chasseur-cueilleur n’en finit pas de nous hanter, voire de nous accompagner parfois encore quand nous marchons en forêt.
    Vous le rendez-présent à nos côtés quand bien même la question se pose de savoir ce qu’il en est des sociétés de chasseurs-cueilleurs.

    Lire à ce propos pour se prendre la tête:

    https://web.archive.org/web/20180720204902id_/http://classiques.uqac.ca/contemporains/arcand_bernard/jamais_eu_societes_chasseurs_cueilleurs/societes_chasseurs_ceuilleurs.pdf

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