#gestes&usages #04 | enjamber le seuil

Le lieu et le cours de mon récit me poussent à lui inventer de nouveaux gestes, à elle, ma visiteuse. Reviennent en force ceux que j’ai vu pratiqués par les femmes pendant mon enfance à la campagne, aïeules, tantes et grand-tantes. Elle aussi les connaît, ils lui vont bien, ils font partie de son vocabulaire. Affûter un couteau à la meule, dépecer un lapin, laver une poignée de choux à la source, prendre de l’eau au puits, disperser le grain pour la volaille depuis le creux du tablier. Des gestes de vie, non de coquetterie. Essentiels. Et ces petits grains de sable qui font que l’opération se déroule plus ou moins bien.

Je la vois sur le seuil de la cuisine, main droite appuyée contre la joue en pierre de la porte, toute prête à le franchir et enchausser le sabot droit puis l’autre et se rendre au jardin à ses affaires. Un court déplacement du pied depuis le dedans vers le dehors  — trente centimètres, peut-être quarante, pas beaucoup plus —, le pied déjà équipé d’un chausson de feutre bien usé mais présentant l’avantage de la douceur et de la propreté, et le sabot lui à peine éloigné de la barrière du seuil mais se présentant un peu plus bas et à l’oblique — quelqu’un a dû le déranger, un animal probablement —, obligeant la jambe à un mouvement d’une plus grande ampleur et le bassin à une torsion plus forte que d’habitude, tout ça au risque de rater l’ouverture du sabot et de déraper sur le côté avec le pied en porte-à-faux, voire carrément tomber s’abîmer la cheville heurter à la pierre, se faire mal, toutes ces pensées parasitant l’esprit dans la seconde où le pied hésite, où la main droite presse plus fort, et l’avant-bras avec pour mieux répartir le poids, la main gauche servant de balancier au corps durant ce court moment et donnant le sentiment d’une silhouette en équilibre, finalement récupérant au dernier moment l’ouverture du sabot pour y glisser le pied en chausson — elle mesure alors combien ce chausson est abîmé, il lui faudra en acheter de nouveaux à ce marchand qui stationne une fois par mois près de l’église avec son estafette remplie de linge de tous les jours — puis le deuxième bien calé lui aussi, prête à gagner l’allée bordée de saules qui conduit au potager dans ce balancement particulier du corps et ce rythme heurté imposé par la rigidité des semelles de bois. Peut-être qu’elle sourit de sa maladresse, bien contente d’avoir échappé à la chute.

Photographie ©Françoise Renaud, rocher 2023

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

13 commentaires à propos de “#gestes&usages #04 | enjamber le seuil”

    • franchement je n’étais pas sûre d’être vraiment dans la proposition, loin des fameux appartements et centres commerciaux canadiens…
      merci Françoise de me le confirmer…
      oui, je conserve mon cap tant bien que mal et en dépit du temps précipité
      (je ne passe pas autant de temps que je voudrais pour l’atelier et j’ai écrit vite, mais j’ai besoin de participer et de vous retrouver…)

  1. Merci pour ce mot : Enchausser… le chausson usé si doux à la peau, les mouvements des jambes et l’équilibre instable, toute cette description à la fois minutieuse et condensée sur le nécessaire (admirable) … et puis la marche rythmée par les semelles (souvenir enfantin même si au Conquet ce n’étaient pas des sabots de bois mais des galoches) –

    • d’ailleurs je ne sais pas s’il existe ce mot « enchausser », je n’ai pas vérifié…
      ça décrit bien la chose en tout cas
      et merci Brigitte pour cet écho (j’ai écrit vite, à peine relu, mais ça semble fonctionner…)
      merci…

  2. On suit tout, on balance le bras pour assurer l’équilibre, on voit le chausson usé, regrets souvent de déflorer ce que je voudrais découvrir dans le livre à venir. Mais ne peux m’empêcher de venir suivre l’avancée d’elle, avec ses sabots. Me suis toujours dit que cela devait être difficile de marcher avec eux. Avec ce que tu donnes à lire, c’est presque les essayer. Merci.

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