#gestes&usages #04 | persil plat

C’est au moment de couper le persil plat, une longue et large lame qui déborde la paume de ma main gauche – pour vérifier j’avais posé la lame sur ma paume gauche. Je sais que ma main gauche est légèrement plus fine que ma main droite, plus aérienne, elle travaille moins c’est certain, c’est la rêveuse, celle qui s’implique quand ça lui chante, bien qu’elle ne chante pas, elle travaille moins c’est certain (si j’étais pianiste peut-être). Chaque jour (chaque jour quand j’y pense), je m’exerce. Un exercice que je me suis inventé : j’écris (ou je dessine) en même temps de la main gauche, de gauche à droite, et de la main droite, de droite à gauche mais en miroir… Donc le persil plat est posé sur la planche, une planche de bambou achetée dans une enseigne nordique, d’Älmhult je crois, c’est en suède (une entreprise d’origine suédoise dont le siège social se trouve à Delft aux Pays-Bas peut-on lire – la vue de Delft je l’aime tant, ce ciel il me bouleverse…), dans cette enseigne avec un K (quand j’ai dicté le texte à mon téléphone, en place de K il a tapé gars : avec un gars. Non, je n’avais pas acheté le couteau avec un gars, j’y étais allée seule, un mardi peut-être, de chez moi c’est quinze minutes en voiture). C’est fou comme les prix ont augmentés depuis la pandémie, les meubles en agglo surtout, même les couteaux, et les matelas aussi. Juste après le confinement j’ai réaménagé la cuisine de ma mère, de gros travaux. Trente ans qu’elle attendait. Avec un porte-couteau mural aimanté, elle en rêvait : Tu sais que quand tu offres un couteau, la personne qui le reçoit doit te donner immédiatement une pièce. Elle m’a donné une pièce. Comme avant la monnaie des courses, la grosse pièce de monnaie, la grosse, terne et matte : C’est pour acheter un bonbon. Un « collant » de chez l’épicière de la place. Dans la cuisine pimpante de ma mère, il y a aujourd’hui des meubles d’Älmhult et des meubles d’avant : le vaisselier très ancien est resté, la table établi de boucher aussi : les veines du bois, les brûlures, et cette tache d’encre en forme d’aile, une table comme une planche à découper… C’est en coupant le persil plat ce matin, avec le couteau très grand sur la planche de bambou, une planche avec un retour qui permet de caler la planche au rebord du meuble; je commence à couper et je m’arrête net, arrêt sur image couteau dressé – Shining plutôt que Psychose –,  (qui a dit que je ressemblais à Shelley Duvall ?) j’aperçois mon ombre dans la vitre de la porte fenêtre, on pourrait croire que je vais commettre un meurtre. C’est venu. Un éclair, un pur réflexe de survie : pensé sans penser à ma main gauche, celle qui maintient le persil sur la planche, pensé au majeur de ma main gauche (mais qu’il est beau l’andante du concerto de Ravel ) que j’avais tranché (enfin presque) ce jour-là. C’est revenu d’un coup, l’image du sang, du doigt, de la chair fendue jusqu’à l’os. C’est revenu, les lambeaux de papier sur la table et cette mare de sang. J’ai pensé à la mort. J’ai pensé c’est si vite arrivé. Même en coupant le persil. Ce jour où je coupais des lamelles de papier de couleur, avec un cutter à grosse lame, portée par la voix grave et folle qui sortait du lecteur CD maculé de peinture. Scratch et Slash, la lame s’abat, elle glisse et réduit en lamelles les bandes de papier de couleur; je fabriquais une maquette, pour cette pièce j’avais pensé à un entrepôt de papiers recyclés avec des balles de papiers amalgamés, une belle matière mouvante dans la lumière, un peu de vent et le tour est joué; je coupais et… : Dites donc ça doit être génial ce truc, vous en avez de la chance de faire un métier comme ça… – doigt en sang, os à nu –, il me recoud : Quelle chance, c’est la gauche qui a pris, vous êtes droitière n’est-ce pas? En coupant le persil plat je vois les lamelles de papier couleur sur la table qui me servait d’établi. Je vois le sang…

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

11 commentaires à propos de “#gestes&usages #04 | persil plat”

  1. c’est somptueux
    (et puis le détail de la pièce à donner, dans ma famille aussi, même quand on s’échange des aiguilles à broder ou une pousse de cactus)
    merci pour ce texte, ce grand brassage dans un si petit geste

    • Merci beaucoup pour le passage et pour le cactus et les aiguilles à tricoter… ( Elle m’a dit aussi : ne passe pas le sel de la main à la main . Sa mère, ma grand-mère me faisait sauter les crêpes de la main gauche avec une pièce dans la droite,elle disait: ne pose pas ton chapeau sur le lit…

  2. Merci Nathalie pour ce très beau texte. Et pour cet exercice aussi qui rend fou le gaucher que je suis: «  Un exercice que je me suis inventé : j’écris (ou je dessine) en même temps de la main gauche, de gauche à droite, et de la main droite, de droite à gauche mais en miroir… ».
    Vous êtes donc magicienne. Merci Nathalie.

  3. oh la richesse de ce qui sort de ce persil plat – le défi de la main gauche – l’échange couteau/pièce, la façon dont nous nous adaptions au monde conempporain de ce qui nous a fait – la mondialisation(enfin presque) etc… et moin sourire ravi

  4. Tant d’évocations amusantes et poétiques dans ce découpage de persil… Le jeu de la main gauche, les superstitions familiales, les facéties du logiciel de reconnaissance vocale, le porte-couteau aimanté (qui m’a déjà fait de l’oeil plus d’une fois chez des amis ou en vacances) ! J’aime particulièrement l’image du reflet dans la vitre, ce moment de dédoublement qui fait ressurgir le souvenir.

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