#gestes&usages #09 | #nouvelles #01 | Actes respectueux

L’écrire. Il a fallu écrire son identité sur l’acte de décès. Nom et prénom. Il a fallu les souligner. C’est la secrétaire. Elle a souligné avec une règle en bois. Un triple décimètre plat, avec un trou. Elle venait d’écrire la date, l’heure et le moment de la journée. Puis, prénom et nom, en plus grand, un peu plus épais, en s’appliquant. Avec cette écriture apprise à l’école sur des lignes, en reproduisant à l’identique les lettres en début de ligne tout le long, avec cette légère inclinaison des lettres, mimant peut-être l’inclination de la tête, l’application de la main, la langue tirée peut-être (à peine), surtout pour éviter une fuite de l’encre en appuyant trop sur la pointe de la plume qui glissait mal sur le cahier, une tache de violet noir indélébile qu’on absorbait à l’aide d’un buvard avant de l’étaler sur la page et sur la main. La secrétaire ne tirait plus la langue, mais le geste était le même, plus rapide, plus sûr. Les lettres n’avaient pas vraiment changé, elles avaient gagné en souplesse, en rondeur, en relâchement. Prénom et nom, majuscules et minuscules, en italique léger, en appuyant un peu plus fort sur la pointe pour des lettres un peu plus grasses. Le tout souligné. Les doigts de la main gauche maintenant bien la règle, la main droite laissant glisser la plume le long de la tranche sur le papier. Un trait net sur l’acte.

Il a fallu l’écrire, « âgé de… mois, domicilié à Semoussac au hameau dit chez Servant, fils de Martial Fissou, âgé de… ans, et de Alice Fissou, âgée de… ans, cultivateurs domiciliés audit hameau de Semoussac. Ledit Marcel Fissou, décédé aujourd’hui à… heures de l’après-midi, audit hameau de Semoussac, son lieu de naissance ». Il a fallu l’entendre, il a fallu le dire. « Dressé le… mil neuf cent… à… heures du… sur la déclaration faite par Martial Fissou âgé de… ans, et par Louis Jean Rousseau âgé de… ans, cultivateur domicilié au lieu-dit Chez Laheu, commune de Saint-Georges-des-Agoûts ». On l’aura écrit, lu, écouté. On n’aura rien dit d’autre. On n’aura rien compris. Il fallait le dire, il fallait l’enregistrer, l’écrire. Encrier à portée de main, plumier peut-être. Il fallait acter et signer. « Constaté, suivant la loi, par Nous… / Officier de l’état civil de la commune de Semoussac (Charente-Inférieure) / Après lecture du présent acte, les témoins… »

On n’a rien dit d’autre, mais on n’en pensait pas moins. On ne le ressentait pas moins. Et c’est avec ça aussi qu’on écrivait, qu’on prenait acte en quelques mots. Est-ce que c’était pour ça qu’on s’était installés dans la grande salle, celles des événements importants, des mariages en l’occurrence, avec le buste de Marianne sur la cheminée entre deux bougies ? Pour laisser plus de place aux émotions, leur donner plus d’espace, un peu d’air ? Pour les mettre plus à l’aise ? Parce qu’on savait déjà. On n’avait rien dit, mais on savait et on attendait. On avait préparé, comme on pouvait, on avait peut-être improvisé ce moment-là, de le dire, de l’écrire. D’acter la chose.

On n’a rien dit d’autre. Il n’y avait rien à dire. On l’avait déjà dit de toute façon. On l’avait dit et répété, la nouvelle avait couru. Vite. On l’avait dit, crié, pleuré. Il n’y avait plus rien à dire, rien d’autre à faire. Juste à écrire quelques mots parmi d’autres, déjà inscrits, imprimés, les mêmes sur tous les actes de toutes les communes. Des mots tout prêts, des formules toutes faites. Administrées. Restait à écrire l’essentiel. Pas l’existentiel. Pas les cris, pas les larmes. Pas ce qu’on a dit, répété, pas la douleur, pas la peine, pas la compassion, pas la pitié. Pas ce qu’on ne pouvait pas écrire sur l’acte. Pas ce qu’on aurait pu, ce qu’il aurait fallu écrire ailleurs. Ce qu’il aurait fallu noter, consigner quelque part. Pas ce qui s’écrivait malgré tout, sans papier ni crayon, sans écriture. Pas ce qui s’inscrivait en soi, marqué à vie. Le genre de trace, d’engramme, qui préside à l’écriture en puissance. Un jour, peut-être. Que si ce n’est pas par soi, ce sera par un autre. Une autre fois. Avec d’autres moyens, d’autres modes. D’autres actes.

Un jour peut-être, en découvrant dans un vieux bureau à tambour un nécessaire d’écriture incomplet. Un plumier en bois taché qu’on ouvrait en faisant glisser le couvercle, en faisant pivoter le premier étage vide, et dessous une plume métallique tordue, en bec d’aigle. À côté, l’encrier en verre noir, mais vide. Un compas sans pointe ni crayon, un taille-crayon en aluminium, la lame piquée de rouille. Une gomme rouge d’un côté, tachée et fendillée, bleu de l’autre, sous une feuille de buvard rose déchirée et tachée. Quelques feuilles de papier millimétré. Deux cahiers de brouillon rempli de phrases, de figures et de chiffres, d’opérations, de calculs. On aura essayé d’effacer les taches avec la gomme bleue, sur le papier qui s’effritait. On aura rempli l’encrier d’eau et essayé d’écrire en série, ou dessiner (c’était pareil), une boucle majuscule avec cette plume tranchante qui n’était bonne qu’à scarifier le papier, et cette encre croupie invisible. On aura plutôt essayé de graver son nom sur le couvercle en bois avec cette mine fichue, et on n’aura fait qu’une croix.

Un jour peut-être, la tête dans un écran, les doigts à la manœuvre sur un alphabet en désordre, mainmise sur un pointeur à clic et scroll, l’index sur un bouton, ou sur une molette, parfois le majeur, sur un touchpad, ou sur un curseur d’édition, ou un indicateur de lien hypertexte pour ouvrir une page, et une autre, et une autre, et puis une autre, et encore une, à la recherche d’un nom, à la recherche d’une date, d’un lieu, en trouvant d’autres dans de nouvelles pages, de nouveaux documents, sous d’autres formats et d’autres genres de texte, qui ne sont pas des textes, mais des lettres tapées une à une, des lettres, des chiffres, des mots sur l’écran pour quelques phrases sur une nouvelle page, pour ce nom sans date ni lieu réels, mais bien d’autres autour, avec bien des clics de l’index, bien des scrolls du majeur, ou les figures glissées d’un ou deux doigts, parfois trois, sur le touchpad, ou le clavier pour un raccourci, pour un effet typographique ou la mise en page, une insertion, d’un acte numérisé, scanné, et finalement le nom, la date, le lieu, écrits il y a environ un siècle, à la plume, en image.

Un autre jour peut-être en pensant tout haut les écouteurs sans fil dans les oreilles, en discutant avec Le Chat noir et deux ou trois autres intelligences artificielles, en marchant dans la rue ou en se promenant. Et le temps de rentrer à la maison, le fichier est prêt, sauvegardé dans le cloud, enregistré dans un dossier. Peut-être imprimé, manuscrit prêt pour la relecture et les corrections. Peut-être même commandé comme un livre sur une plateforme d’autoédition à venir prochainement. Relié.

Un livre relié. Un livre autoédité, écrit par soi-même. Ou autoécrit par les soins d’une intelligence artificielle. Mais, un livre lu ? Lit-on les livres qu’on écrit ? Les lit-on comme si un autre les avait écrits ? Que fait-on des livres qu’on écrit ? Rejoignent-ils la bibliothèque parmi les autres livres, parmi les livres des autres ? Comme si de rien n’était ? Ou bien se resserrent-ils ensemble dans un coin spécial ? dans une niche à part ? plus ou moins cachée, en retrait sous l’escalier ? enfermés dans un tiroir ? enfermés avec ce à quoi ils se réfèrent ? rangés là où se situe ce dont il a été question ? Et combien de livres commandés alors pour autant d’objets disséminés, cachés, ici et là, et là-bas ? ou un seul livre mais les pages arrachées, déchirées, des liasses et des petites coupures dispersées, rejoignant les objets et les lieux de référence ? les circonstances initiales, autant que possible ? Et tant pis si la terre, l’eau, l’air, le feu ou les rêves en tous genres ont été les principaux motifs textuels, les grands vecteurs de la phrase : ce ne sera jamais qu’une nouvelle manifestation, et le plus étroitement liée à leur réalité comme à leur virtualité, des heures méridiennes de la langue. Jean Dubuffet n’a-t-il pas inscrit au cœur de L’Hourloupe, en polyester friable, la condition matérielle de sa ruine possible, facile, voire inévitable ? Une bibliothèque ne devrait-elle pas être autrement rangée ? constituée, reliée, en fonction de ces heures perpendiculaires ? en fonction de la substance de la langue ? reconstituée, indexée, intégralement, incessamment, sur son grain, son flot, son souffle ? sur l’étincelle des songes ?

Mais alors ce livre, relié, broché, ou feuilles volantes (c’est plus sûr), rangé d’abord — avant le prochain livre qui engagera la reconstitution de la bibliothèque, obligera à désagréger et recomposer chaque livre, et il n’est pas impossible que la bibliothèque se dédouble encore —, dans le tiroir des livrets de famille, peut-être avec les albums photos, ce tiroir sans fond des odyssées du souvenir et des millénaires de la mémoire : ce livre quelle serait la matière première de sa langue ? Comment le savoir ? Il faudrait d’abord, pour cela, l’écrire.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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