It’s a so long way from home

Pour la proposition #12, je n’ai lu que le résumé écrit. Puis m’est venue cette idée.

Six heures cinquante-neuf. Le convoi se met en branle, un long wagon articulé, bien illuminé à l’intérieur tandis que, au dehors, le jour tarde à se dire sous les derniers néons de la gare, les lampadaires de l’avenue que longent les rails, les quelques plafonniers à deux ou trois fenêtres des immeubles qui s’éloignent. Tout au fond, l’homme vient d’accrocher sa bicyclette, la femme cale la poussette, le jeune se tasse sur le siège bleu, la tête dans les épaules et les mains encore dans les poches. L’enfant babille. La mère lui parle. Son compagnon s’assoit. Un peu plus en avant, l’homme au pantalon gris parcourt à grands pas le couloir imaginaire de cet open-space sur roues en acier comme pour choisir un lieu tout à lui loin des autres. Il passe à côté d’une étudiante, d’un professeur, de deux touristes slaves et d’une jeune nigériane. Il retrouve cette place, sur le côté gauche, près de la fenêtre, juste avant les deux marches qui portent vers la plate-forme où les voyageurs montent et descendent. C’est quand le train marque un arrêt sans voyageurs mais avec coïncidence, car j’oubliais de dire qu’il n’y a qu’une voie, qu’il commence sa prière, assez discrètement, mais jamais assez. Dans le silence endormi de cet organisme vivant, même le plus minime des murmures est un brouhaha assourdissant. Au second arrêt, dans la ville de M., les quatre chauffeurs routiers montent pour rejoindre leur base, à A. Aujourd’hui, ils sont d’humeur malingre se lançant un bonjour-bienvenue, saluant leur collègue monté à peu avant, discutent du programme de la journée, de l’autre jours qui n’était pas extra ou du lendemain avec ses tracas, du match de foot de la veille et de l’âge du capitaine. Quelqu’un écoute une chanson, sans écouteurs. À l’arrêt suivant, trois-quatre voyageurs montent. Ils sont pressés, s’assoient vite et s’enferment tout aussi rapidement dans leur sommeil interrompu. Deux arrêts plus loin, les lycéens prennent d’assaut le convoi qui s’ébranle le long de deux hautes falaises de calcaire comme si, déjà, les vastes plaines du Sud ne pouvaient qu’ensauvager les prisonniers consentants de cette diligence moderne et sophistiquée où une voix, masculine et parfois suave, égrène avec une précision suisse les noms de chaque arrêt, rassurant le voyageur de leur régularité sinon de leur ponctualité. Le convoi s’enfonce plus encore dans le jour, traverse la forêt, les roches, le maquis jusqu’à se que se dessine la ligne blanche et virginale de la ville aux haut murs. Il faut encore passer les champs où croissent l’été les asphodèles.

Six heures cinquante-neuf. Il réalise, alors qu’il vient de lancer les moteurs, qu’il a oublié son sandwich sur la table de la cuisine. En accrochant son vélo, il vient de faire un accroc à sa veste. Il faudra qu’il repasse à la paroisse et tente de se faire donner un nouveau blouson ou une parka. On va vers l’hiver et, même si les températures sont clémentes avec ce vent de Sirocco qui ne cesse de souffler, rien ne dit qu’il ne fera pas très froid du jour au lendemain. L’homme s’assoit sur le strapontin et regarde sa femme et sa fille. Ils feront la quête à M. et ont appris à faire profil bas dans le train. Ils paient leurs billets. On ne peut plus faire autrement depuis que les sorties de la gare ne sont possibles qu’en présentant le code QCR sous le rayon infrarouge du « tourniquet ». Mais c’est aussi que comme tous les autres voyageurs, l’heure n’est pas à l’exubérance, encore moins quand les regards se posent sur la fillette. Mais comment l’emmener à la maternelle quand on est paria ? L’étudiante ne voit pas l’homme en pantalon gris. Elle appelle son fiancé qui l’a accompagné à la gare pour lui dire qu’elle est bien dans le wagon. Le professeur sait que l’homme va dire sa prière. Au début cela l’irritait fortement. Elle voulait sombrer dans la non-nuit perdue et le voyage-silence sous les lumières un peu trop crues tandis que le jour traçait au dehors sa route timide. Puis elle comprit que cela ne durait qu’une quinzaine de minutes. À moins, qu’à force, elle ne l’entendait plus. L’un des chauffeurs pensait à sa copine et combien il aurait voulu d’elle. Mais avec les collègues il restait convenu qu’on ne parlait que d’itinéraire, livraisons et matchs de foot. Éventuellement des enfants, pour qui en avaient et seulement s’ils étaient ou à leur dernière année de lycée ou déjà à la fac. Encore que ces derniers jours, c’était surtout une question d’itinéraire à cause des travaux sur la nationale. La jeune femme nigériane entama une conversation téléphonique avec sa collègue à propos du mac, puis vérifia qu’elle avait tout ce qu’il fallait dans son petit sac. Parler anglais permettait de discuter en toute impunité mais il est vrai que l’intonation cachait mal le contenu et le contentieux. Mais qu’importe si les gens comprenaient dans même s’avoir qu’elle allait inévitablement descendre à L., la zone industrielle de C., prise entre oliveraies, entrepôts et route en construction. Une aubaine. Ou un esclavage. Non. Une nécessité. Un impossibilité à faire autrement. Les voix sont désormais trop nombreuses, trop juvéniles. Certains s’endorment. D’autres écoutent à deux de la musique. Un ou deux essaient de réviser « comment lit-on l’emballage des œufs », une troisième parle de sa découverte de la langue allemande. La forêt regarde passer le train et l’étendue à peine labourée aime à savoir qu’elle nourrit la mystique de certains voyageurs qui se demandent « mais pourquoi s’arrêter si longtemps ici, au milieu de rien ? ». La ville de A. est encore à quelques kilomètres. L’espace tout autour est l’immensité des possibles. Il fait jour.