#01 J’étais

J’étais là, dès le début, pour accueillir tes mains, tes genoux, toucher tes premières progressions enthousiastes, j’étais le regard bienveillant de tes parents, j’étais leur regard de biais sur le coin de la table basse et ta vitesse prétendument exponentielle, j’étais l’appui que tu cherchais sur tes jambes fragiles, agitées, impatientes, j’étais le point d’immobilité que tu tâchais d’atteindre, j’étais là aussi le regard fier de tes parents et toujours le biais vers la table basse, j’étais alors tes premiers pas, cahin-caha, ta bouche immense où se dessinait le sourire de l’univers, j’étais aussi et encore les bras tendus de tes parents qui suivaient tes mouvements dans le chaos des pensées à venir, j’étais le goût de pneu des premiers coups de pédale, une main ferme dans le dos et deux grandes jambes qui couraient pour encourager ton équilibre, j’étais ce contact un peu brutal avec l’arrêt et la main dans le dos qui empoigne le tissu du vêtement pour éviter la contusion, j’étais ces randonnées en montagne, chaussures de cuir lacées au plus près, le bâton fier dans la marche silencieuse, j’étais la racine profonde de cet arbre qui devint ton ami, pour tant d’années, que tu retrouvais avec la même joie et qui cultivait avec un soin infini la patience de tes parents qui devaient, qui savaient, attendre la fin de cet entretien privé qui ne regardait que toi et l’écorce, et la branche sur laquelle tu étais assis, jusqu’à ce que la conversation prenne fin et que reprenne la marche où j’étais, sentier de terre et de cailloux, compagnon de tes rêveries, et j’étais alors ce sable complice qui marquait tes empreintes au firmament des souvenirs, les copains, les vagues, les rochers, j’étais d’ailleurs, encore, le regard de tes parents qui murmuraient aux rochers de se défier de leur colère s’il t’arrivait un malheur, j’étais cette pierre fraîche à l’ombre des glaces fondantes partagées en sourires, j’étais le tapis d’épines des pinèdes noires témoins de nos délires, de nos vélos d’équilibre, lui devant, toi derrière, debout, j’étais ce retour vers une maison inconnue qui t’avait pourtant vu naître et ce bouleau improbable qu’on a fini par abattre parce qu’il menaçait de venir me tutoyer de trop près, j’étais cet écho des conversations du soir, de maison à maison, par les fenêtres ouvertes sur la fraîcheur, avec cet ami que, le jour même, j’avais accompagné dans vos jeux de terre et de bâtons, j’étais ce plancher qu’il a fallu traiter – traiter de quoi, de tous les noms ? – et qu’on a teint de sombre parce que sombre en est le souvenir, j’étais celui-là même qui tendait les bras comme toi tu les tendais vers tes enfants quand ils ont jugé que l’heure était venue de jauger leur audace à l’aune de leurs premiers pas, j’étais ce même vélo et tu étais la main dans le dos, j’étais celui que tu regardais dans les yeux quand tu n’osais pas la regarder dans les yeux, celle que tu quittais parce que trop de sombre, j’étais les planches de cette scène où allait se jouer la plus belle pièce de ta vie, un seul acte, deux rôles, elle qui est entrée en scène et qui t’a donné la réplique et vous avez su que le texte était écrit pour vous, j’étais ce deuxième hôtel de ville, cette deuxième signature, la bonne cette fois, j’étais les voyages et les avions où tu regrettes tant que je ne sois pas là, j’étais à nouveau les bras tendus et  la main dans le dos, j’étais les leçons répétées, en rond tournées, parce que rester en place impossible, j’étais, hier encore, le marché, légumes, pain, noix et menthe fraîche, j’étais et serai toujours là, sous tes pas, inlassablement je serai, je serai, je serai…

A propos de Manu De Wit

Passé la cinquantaine. La première, en tout cas. Je vis à Bruxelles. J'écris. Pour gagner ma vie, de la publicité. Pour ma joie, de la poésie et des nouvelles.

12 commentaires à propos de “#01 J’étais”

  1. « j’étais celui que tu regardais dans les yeux quand tu n’osais pas la regarder dans les yeux… » Le sol parle si bien…

  2. « le tapis d’épines des pinèdes noires témoins de nos délires » (quelles sonorités) (c’est très beau, je veux dire pas seulement ce passage)