L#10 Dégrad des Cannes

Il s’en veut encore de l’avoir prise pour l’infirmière, d’avoir imaginé que parce qu’elle était beurette, elle était infirmière et pas médecin. Si elle avait été noire, il l’aurait prise pour l’aide-soignante. Vraiment trop con, plein de préjugés. Elle a souri quand elle a vu sa méprise. Lamya, c’est elle le médecin qui lui a fait les injections de sérum antirabique après sa morsure de chauve-souris. Trois fois, il l’a vue trois fois à l’Institut Pasteur de Cayenne et maintenant il aimerait la revoir. Peut-être qu’elle sera là à une de ces soirées où ils se retrouvent tous les médecins, les archéologues, les profs et les photographes. Cayenne ce n’est pas du tout ce qu’il croyait, rien à voir avec la Martinique et ses tribus de voileux et de buveurs sur le retour, c’est une drôle de ville qui ressemble à un petit village de France où tu serais tout de suite invité chez le proviseur du lycée ou le directeur de l’hôpital, où tu rencontrerais un éditeur, un journaliste à côté d’un acheteur d’or en poste pour son entreprise et d’un enseignant de Saint-Laurent du Maroni en congé pour les vacances de Pâques. il intéresse avec ses histoires de voile quand il les raconte, il est comme un touriste qui raconterait ses expéditions. D’où lui vient cette impression qu’ils ne le prennent pas au sérieux, qu’ils sont plus cultivés que lui et tout aussi libres que lui, loin des familles, des histoires de famille, loin des habits que les autres vous collent sur la peau, de la catégorie dans laquelle ils vous rangent. Pourquoi sont-ils là, où étaient-ils avant, où seront-ils après ? Il n’en sait rien et n’ose pas le demander. Il n’y a que le photographe qui lui a raconté l’envie brutale qu’il avait eue de couvrir les évènements de 2009, c’était chaud en Guyane avec Domota, qu’il avait bien vendu son reportage et que depuis il était resté, resté pour faire des reportages qui se vendraient parce que la concurrence était moins forte qu’ailleurs et qu’il fallait un certain courage pour aller dans la forêt ou sur les placers avec la gendarmerie ou la légion. Lui, il est là parce qu’un propriétaire d’un gros catamaran ne sait pas naviguer et n’a pas le temps. Il lui a servi de convoyeur et maintenant il attend son bon vouloir pour lui servir de skipper, coincé par la pandémie. À bientôt 40 ans, il n’a rien fait dans sa vie que convoyer des bateaux et servir de skipper à des vacanciers fortunés, autant dire grouillot. Il sent bien qu’ils ne le prennent pas au sérieux, quelque chose entre le routard, le hippie et le clochard des mers. Dans les yeux de Lamya, il l’a bien vu, comme un sentiment de déclassement qui le torture. Comment a-t-il pu s’enfermer dans un cul-de-sac, lui qui se croyait libre ? Parfois cela se transforme en frayeur, en panique comme il l’a ressenti dans les couloirs de l’hôpital. S’il était vraiment malade, diminué, handicapé que ferait-il ? Les tropiques lui donnent des idées noires avec cette nuit qui tombe si vite, il faut qu’il bouge, il faut qu’il se reprenne. Il accompagnera l’équipe d’archéologue qui a eu l’air intéressée lorsqu’il a parlé de cet arrière-grand-père qui aurait eu une habitation dans la plaine de Kaw. Une histoire qu’on racontait dans la famille, mais à laquelle il ne s’est jamais vraiment intéressé. Il a besoin d’air, il étouffe sous les moustiquaires et la climatisation, de plus en plus maintenant qu’on lui a fortement déconseillé de dormir sur le pont à cause des chauves-souris. Et puis au moins, il sait conduire une embarcation, il sera utile. Revoir Lamya et lui demander de l’excuser. Non seulement, elle a souri, mais il a vu toute la fierté qu’elle mettait dans son regard, de la bienveillance et quelque chose d’orgueilleux dans cette bienveillance, juste parce qu’elle est une femme et lui un homme, parce qu’elle est arabe et lui Français. Il ne l’a pas rêvé ou bien se fait-il des idées. Il voudrait pouvoir en parler, ne pas rester avec ces choses qui lui tournent dans la tête. Oui, retrouver la nature, un peu d’insouciance et des endroits où la forme physique compte. Maintenant il fait très attention lorsqu’il aborde les gens. Parmi les archéologues il y a cette noire qui parle le français avec un fort accent. Elle est Canadienne et docteur de l’université de Laval. Ici toutes les cartes sont brouillées, il n’y a que les Chinois dont tu sais à coup sûr ou presque qu’ils sont commerçants. C’est cette histoire de maladie qui le travaille. Que ferait-il s’il tombait malade. Avant, il pensait toujours qu’il mourrait jeune. C’est une idée séduisante quand on est jeune et qu’on pense en fait qu’on est immortel, mais à quarante ans. Il reprendrait cette licence de lettres abandonnée parce que tout l’ennuyait à la faculté. En Guyane, il pourrait devenir enseignant, maître des écoles à Saint-Laurent-du-Maroni. Ce n’est pas comme ça qu’il voyait sa vie. Reprendre des études, il en serait capable s’il le fallait vraiment. Quoi d’autre, l’image de ses marins vieillissants qui n’ont plus que leur bateau que l’on voit dans tous les ports exotiques le hante. A soixante ans, c’est la déprime ou le bateau qui coule, eux qui étaient partis triomphants larguant toutes les amarres d’un monde qui leur semblait trop petit. Des idées noires, rien que des idées noires, il n’en est pas là pense-t-il. Il faut qu’il voie plus de monde, à vivre seul, à ne converser qu’avec ses instruments il devient sauvage et frileux. Le monde commence à lui faire peur, les autres aussi. Il parle trop souvent tout seul faisant les questions et les réponses, dans sa tête, sans même émettre un son. Il n’écoute plus de musique non plus, il n’en ressent plus le besoin et pourtant cela lui ferait du bien, le sortirait de lui-même. En mer, ce n’est pas toujours facile, mais là dans un port, il reçoit la radio, les informations, des nouvelles du monde. On parle beaucoup de pandémie et c’est lassant, il faut qu’il s’oblige à briser ce silence dans lequel il s’enferme. Autrefois, il écoutait beaucoup plus de musique, comment le goût lui en est-il passé. La mer sans doute, le vent, c’est comme ça qu’on devient un sauvage, qu’on ne sait plus rien du monde, qu’on arrive à Cayenne sans même savoir qu’une pandémie mondiale a commencé. Comme ça qu’on devient fou. Il ne tient qu’à peine son journal de bord, juste l’indispensable pour le suivi de la navigation et la sécurité du bateau selon les obligations réglementaires. Il pourrait faire plus, cela l’aiderait à réfléchir. Il méprise ces navigateurs de plus en plus nombreux qui sillonnent les mers en postant à tout va sur leur chaîne YouTube pour “leur communauté”comme ils disent. Tout y passe, ce qu’ils mangent, ce qu’ils pêchent, leurs dérangements intestinaux, leurs escales, l’état des marinas ou des bouées, le prix du fuel, les rencontres qu’ils font en mer, ces affaires dont ils se vantent comme d’acheter six homards contre deux paquets de cigarettes. Il les regarde parfois, ça renseigne des fois. Des touristes qui traînent leurs petites vies étriquées sur les océans en se la racontant. Ce n’est pas comme ça qu’il imaginait la mer et la liberté. Moins petite. Le pire c’est de rencontrer des Français, bruyants et toujours au pastis. En plus il déteste le pastis. Il déteste de plus en plus, ce n’est pas bon pour le moral de détester, ça racornit. Il ne va pas plonger quand même, faire une déprime à Dégrad des Cannes. Dégrad, rien que le nom ! Il se dégrade, il le sent, le pressent, ça l’angoisse. Jeune c’est pour ça qu’il est parti, tout se dégradait autour de lui, ses parents déçus, ses professeurs pontifiants, sa sœur mariée à un con, le monde étouffant, sans avenir. Il y a cru au voyage qui guérit de tout, aux lointains, aux terres inconnues pour trouver quoi, une terre de plus en plus étriquée, polluée, désabusée. Plus tard, il s’est aperçu que les lointains c’était aussi l’histoire de sa famille, son père était né à Bag Giang, au Tonkin comme il disait même s’il n’avait que peu de souvenirs, même pas que le Tonkin s’appelait maintenant le Vietnam. Lui c’était différent, le voyage c’était la rupture, pas d’être colon comme son grand-père Benito pour cultiver le thé et l’opium. Pourquoi disait-on dans la famille que l’arrière-grand-père le père de Benito avait disparu en Guyane. Un mystère qu’il n’avait jamais éclairci. On n’en parlait pas beaucoup, peut-être disait-on qu’il avait géré une habitation pour cacher qu’il était bagnard. On dit tellement de choses dans les familles qui ne sont pas toutes vraies, floues, des secrets, des mensonges. À vrai dire, il s’en fout sauf qu’ici à Cayenne c’est un beau prétexte pour parler, ça lui donne comme une légitimité à être là, un ancrage. Mais voilà, il est seul, sans compagne, sans enfant, à se soucier de savoir si son ancre ne le lâchera pas dans les vases et les courants de la rivière Mahury, ça arrive, c’est même un des dangers de ces côtes avec les hauts-fonds. Qui lâchera le plus vite l’ancre du catamaran ou ce qui le retient encore au bord du désespoir, il se dit des choses comme ça. Dans ces cas-là, il faut partir, il le sait, larguer les amarres, hisser la voile, et là il ne peut pas. Marin échoué. Dans ces cas-là, il reprend l’avion, cherche un autre convoyage et les idées noires s’envolent dans l’action. C’est comme ça que ça s’était terminé avec Laurence. Il avait suffi d’une soirée, après dix ans ensemble, une seule soirée pour qu’elle tombe amoureuse d’un autre dans un port. Ils étaient encore restés un mois ensemble, pas possible d’oublier. C’était à Charleston dans la marina de Charleston, il y a sept ans presque jour pour jour. Un Canadien qui rentrait de sa croisière aux Bahamas avec femme et enfants. Le coup de foudre sous l’ouragan Arthur qui n’avait pas touché les bateaux, mais détruit deux couples et une famille. Il n’a plus de nouvelles d’elle depuis longtemps. Ça avait été dur, pas comme maintenant, coincé tout seul, il est au bout de ces ressources. C’est dérisoire pourtant, il n’est ni au fond de la forêt amazonienne ni au fond d’une crevasse sous un glacier, il va s’en sortir.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

2 commentaires à propos de “L#10 Dégrad des Cannes”

  1. Les dures leçons de l’exotisme, de l’ailleurs…Bon, que va-t-il lui arriver maintenant ? et cette histoire de grand-père bagnard ? Vas-tu continuer ?