#L3 | Venicesofar

Le passeur

À l’avancée du ferry au loin se dégage un silence lourd et brumeux et ancien qui aurait dessiné sur son chemin des boucles basses de vapeurs chaudes odorantes et résonantes de cris d’oiseaux paludeux par moments semblables aux boucles méandreuses du cours rehaussé de  son fleuve l’Euphrate dégénérant en canaux Îles plaines aux alluvions souvent contrariés il se rappelle soudain presque surpris  qu’il n’a jamais été passeur en ses terres alors qu’ ici il l’est, même sans mémoire sans lit tracé de mémoire seuls quelques môles résistants offrent  ce peu de lisibilité à son passé d’exilé d’ancien réfugié réchappé de longs sommeils de désertion et d’abandon provoqués et amples

les môles résistants des pontons d’embarcation de débarquement de foules anonymes percutent sans cesse ses rêveries de vieux vénitien adopté en même temps que ses tentatives de réminiscence non abouties il crie souvent dans la nuit à bord du ferry étoilé

de telle sorte qu’il ne semble pas encore se faire à l’idée de vivre ici à VENICESOFAR tant toujours de tout son corps et son esprit à Deir Ezzor aux pieds des montagnes syriennes non loin du large fleuve des steppes monotones d’ou aurait pu jaillir l’enfant migrant sans père du récit de Tchekhov elles parlent de morceaux de terres édifices lieux sacrés détruits bruits de tirs coupant le ciel les maisons en directions changeantes rapides sifflantes de camps failles sismiques coulées incandescentes annonciatrices désolantes de disparitions massives sur sols sombres comme tresses dures noueuses de fleuve engloutissant aussi bien celles assourdissantes tout droit sorties  de la bouche de l’engoulevent

à l’avancée du ferry sur la lagune chaque jour le silence des morts en dessous

Les cercles dessinés sur l’eau dans le tableau du passeur Saint- Christophe de Konrad Witz touchent le fond arrive ce bâton du saint qui par un certain reflet donne l’impression d’être cassé les cercles s’échafaudent comme des chants orthodoxes dans la nuits ricochètent dans un silence de velours sombre se rencontrent les cercles de Dante en mouvement les cercles des métamorphoses aux sédiments de crânes dans un désert -le San Giorgio face au dragon du Carpaccio- sédiments de corps de dieux ouverts en deux ou nés à nouveau.

Les enfants

Les enfants sourient vite de leurs mains gracieuses au ferry qui passe glisse tout pris qu’ils sont dans leurs jeux de fabriquer du feu en terrain marécageux ils dressent aussi autour d’eux sur le sol des architectures enfantines soit de fragiles cabanes faites d’amas de pierres ou de boue d’eau de feuilles aromatiques et d’herbes aussi d’excréments d’oiseaux non en fait de licornes des mers mélangés à quelques fleurs coques et algues molles

déserteurs du centre et des attractions touristiques ils se fondent dans les marais lagunaires et dansent des chorégraphies naturelles pastel parfois en compagnie d’animaux en petits troupeaux se prennent pour des bergers menant  transhumances errances festives de longs moyens parcours ou rondes chantées dansées de pas tantôt rampant tantôt bondissant on dirait la danse du feu- amibe- et- girafe  au centre des jeux leurs yeux de limon l’air vif bleu du ciel tari  alchimisé du soir tombant sur leurs épaules rondes roses épouse leurs sourires aux nuits paisibles

au long desquelles souvent dans leurs rêve les colonnes de pierre des édifices renferment des secrets tels des boules de cristal et les figures des saints santi annoncent celles de leurs jeux de cartes rêveries de formes souples plastiques ondulantes et parfois narquoises aussi bien colonnes portantes de mondes évanescents en filigrane mondes primitifs des premiers sols

où au- dessus des menhirs cabanes traces tenaces de cercles dans la terre effacés constamment par les marées le renflouement des sables il y aurait eu tout bras levés comme une abstraction ces hauts pans de ciels en arabesques tourbillonnants transfigurés de rires

de sommeils salutaires profonds qui deviendraient feux

La résidence d’artistes

Non loin de la béance encore cendreuse de fumées laissées par l’explosion de l’usine pétrochimique construction naturelle établie sous divers plans diverses formes les installations performances chantiers d’artistes réunis dans le quartier de marghera au nord échafaudent sous ses yeux liens passages sympathies aux éléments pierres verres eau terre alentour on les prendrait pour des étrangetés sorties de fours magiciens extratemporels

il n’avait jamais vu auparavant de telles escalades d’hommes ou de femmes jamais s’appuyant sur des paliers de verre montés sur  des édifices industriels à reproduire plus tard sur des montagnes en milieu naturel ni de sculptures de branchages affleurant reposant à la surface liquide symbiotique hypnotique sur tables souples acquiesçantes ni encore de chevalets flottant supportant traits amorcés aboutis de dessins sur le motif respirant dans l’eau à leurs façons tels de bienheureuses mangroves ou autres feuilles d’arbres tombées là comme aujourd’hui jour de grand vent étonnamment chaud

d’autres travaux sonores sont en cours

il n’a jamais pénétré dans un tel décor où tout fourmille à ciel ouvert de création en progression d’inconnu de retrouvé de telle sorte que les visages croisés semblent très vite recréer de vieilles connivences passerelles muettes d’entente fraternelle commune silencieuse foisonnante issue de partout nulle part parfaitement homogène et parfois douloureuse

il se dit qu’il n’a jamais pénétré dans un tel décor ou avant….

où plusieurs ombres sont appuyées aux façades blanches algues fluides cuisantes sans dire mot il se rallie doucement à elles comme se glisser dans un manège lent qu’il aurait pris en cours

A propos de sandrine cuzzucoli

Aime le temps suspendu en contemplant, lisant, dessinant, parlant, regardant le plafond, les visages, peintures, ciels.. Dans mes études passées mais encore présentes!: la littérature américaine, italienne, les beaux-arts, la traduction et d'autres choses depuis... Ecris en revue depuis environ 5 ans, dessine depuis plus, c'est un aller-retour constant un peu comme un Appel de la Forêt, le titre d' un des premiers livres de Jack London- que j'ai aimé!

4 commentaires à propos de “#L3 | Venicesofar”

  1. Quelle belle valse rimbaldienne… Somptueux comme une algue au fond de l’océan… Me fait songer aussi aux architectures de Bilal… Et d’un autre dessinateur de villes futuristes dont j’ai oublié le nom, quelque chose comme Scheier je sais plus…

  2. Merci vraiment Françoise !….Je chercherai Scheier que je ne connais pas et Bilal ça m enchante cela me fait plaisir que vous pensiez à des dessinateurs parce que je dessine aussi !….Merci c’est vraiment chouette votre retour!….Belle soirée d’ailleurs avec peut-etre sous les yeux quelques planches !….A bientot….

  3. Lecture à rebours toujours. Ici ce qui frappe est l’aplatissement du temps. Le temps ne circule pas. Renvoie à la lecture à plusieurs choses
    1.l’univers aquatique, le fourmillement des canaux, une eau qui s’égare, pas une eau de vagues, d’écume, une eau qui s’avachit en bancs de sable.
    2.l’éclatement géographique et identitaire / l’univers traumatique : on se dit que l’arrachement provoque cette stase temporelle, émotionnelle, à qui a traversé de nombreux pays, le temps s’aplatit, envahi par le souvenir laissé en fond sonore, sans être tout à fait dans l’avenir
    3.la figure de l’étranger : l’étranger égalise tout, tout fait signe, tout émerge sous le regard de l’étranger avec la même force, le son, la lumière, les corps et les mouvements des gens.

  4. Votre commentaire est très intéressant parce qu’il diit de la lecture qui est la votre et qui est par là singulière….C’est vrai qu’en écrivant on ne se rend pas bien compte de ce qui peut émerger…..Un grand merci Marion pour ce partage d’impressions d’après lecture!….vraiment touchée….