La RUSSALE

Sitôt franchi le troisième pont sur la Loire, nous tournions à gauche pour emprunter la petite route longeant la levée. Par la vitre de la deux-chevaux, je scrutais les bancs de sable, au bout desquels, au travers des rideaux de peupliers, le fleuve nous défiait. Après deux kilomètres environ, nous arrivions au hameau de La Russale. À son approche, le regard entendu de mon grand-père scellait, sans aucune ambiguïté, notre complicité. Peut-être allions-nous enfin ravir à ce fleuve royal, le prince de ses poissons, le fabuleux brochet.

Notre location était modeste, une petite masure de pêcheur. Nous grimpions son escalier d’ardoise pour nous installer à l’étage, dans son unique pièce à vivre. Il n’y avait pas de temps à perdre pour que tout soit prêt. Une fois le matériel vérifié, nous devions préparer les appâts. Pour cette opération délicate, nous descendions dans la remise, au rez-de-chaussée. Là était notre domaine, une pièce obscure, condamnée après de multiples crues. Dans une vieille gamelle, nous écrasions un peu de patate bouillie avec la poudre miraculeuse dont le secret de fabrication devait être bien gardé. Le brochet ne pourrait y résister. Mais déjà, grand-mère nous appelait pour le dîner que nous prenions tôt, car le lendemain, le réveil était prévu dès cinq heures. Sur son réchaud à gaz, elle avait l’art de nous préparer de petits frichtis qui nous comblaient ; quant à ses fraises au vin rouge… elles dégageaient un délicieux parfum d’inconnu ! J’en repris.

Bien repu, avant de m’abandonner aux draps rêches de mon lit, pas de contrainte d’hygiène, juste une petite prière. Grand-père et moi nous nous recueillions devant une image étrange où un homme aux cheveux longs et au sourire d’ange exhibait un cœur dont on m’assura qu’il était sacré. Notre dévotion était sincère et tous les deux du fond de nos âmes, nous formulions le même vœu. J’étais à peine couché que mon lit se mit à tanguer. Le Sacré-Cœur dirigeait la barque en arborant une grosse fraise rouge, grand-père vêtu d’un curieux costume rayé chantait à tue-tête « avec Gudule, le poisson pullule » quant au chignon de grand-mère il était aux prises avec un terrible poisson qui le transforma en interminable natte grise. Je m’endormis euphorique, emporté dans un tourbillon d’eaux profondes d’où je n’émergeai qu’au petit matin.

Le jour se levait à peine que, déjà, guidés par l’odeur d’eau douce et de vase, nous filions comme deux conspirateurs sur nos sentes clandestines. Face au fleuve, nous espérions la juste récompense de nos efforts. Je me souviens d’ablettes, de brèmes, de gardons, mais de brochets, jamais. Avec notre pêche, ma foi, fort honorable, nous rentrions allègres. Dans notre repaire de brigands, nous éviscérions toute cette friture qui, bientôt, grésillerait dans la poêle de grand-mère. Alors, nous dégusterions les pépites du fleuve sauvage.

Mon grand-père ne m’a pas vu grandir. Un mal inconnu le terrassa en quelques jours. J’étais encore trop jeune pour le chagrin. S’il me vint des larmes, elles furent de rage lorsque j’appris que des imposteurs nous avaient spoliés de notre chère Russale.

Il y a peu, je suis retourné sur les lieux de ma première ivresse. Un parfum de tonte fraîche me mit en alerte, la Russale se donnait de grands airs. Les maisons s’entouraient de clôtures prétentieuses derrière lesquelles je devinais des regards satisfaits. Ces bicoques se fardaient de crépis jaunâtres censés souligner quelques pierres remarquables, elles étaient ridicules. Notre petit repaire s’était fondu dans un ensemble de villégiatures qui, midi approchant, allaient s’enfumer d’odeurs grasses de barbecue. Au moment de fuir ces lieux indignes, je voulus m’assurer que je ne m’étais pas trompé. Sur le panneau indicateur, je lus « La rue sale », ces gens-là n’avaient que ce qu’ils méritaient.

A propos de Jean-Yves Robichon

Dans ma démarche, arts plastiques, photographie argentique et écriture interagissent, se conjuguent, se répondent dans une pratique continue, discrète et sensible. Ecrire comme des prises de vue, pour révéler, fixer, développer, jouer les passages négatif / positif, noir / blanc, ombre / lumière. Et surtout, pour raconter des histoires….