Le cliché

Sur la photographie ils étaient tous les deux. Deux mais il y en avait une troisième qui était là présente. Tous les deux ils auraient regardé l’objectif pour fixer un moment unique. Tous les deux ils étaient frère et sœur. Quand l’obturateur s’était déclenché ils n’avaient pas pris la même pose comme s’ils voulaient se distinguer l’un de l’autre. Ils étaient deux mais pourtant ils se retrouvèrent à trois et bien plus par la suite. Tous les deux ignoraient cela quand la photo fut prise. A deux on existe plus ou moins ? Quand la photographie fut entre les mains de son destinataire l’un des deux avait écrit au dos comme pour se réapproprier le moment. Il avait écrit : « Ne faites pas attention à moi je fais toujours l’idiot car ce sont mes habitudes. » L’un avait écrit cela, l’autre peut-être ne le savait pas quand le destinataire l’avait reçu. Peut-être elle le savait. En fait ils étaient deux mais on ne savait pas très bien s’ils l’avaient toujours été, comme cela, ensemble.  Parce que le plus souvent ils n’avaient pas été deux ensemble. Ils étaient plutôt séparés toujours. Mais là devant l’objectif, ils étaient deux. On ne savait pas bien pourquoi à ce moment précis ils étaient deux. Plus tard ils ne seraient plus ensemble, ils vivraient chacun séparément, une frontière les séparerait. Mais là ils étaient deux. Pour la suite c’était important qu’ils soient deux. Pas pour eux mais pour ceux qui regarderaient la photographie. Ils avaient déjà été rassemblés sous un autre objectif anonyme, on pourrait retrouver comme cela des traces, des moments où ils étaient ensemble et d’autres où ils étaient séparés. En fait ils étaient deux mais peut-être n’étaient ils pas vraiment ensemble quand on avait déclenché l’obturateur. Je veux dire par là qu’ils n’étaient là, tous les deux, que pour le cliché. Mais dans leur conscience ils étaient chacun séparé sur la même image. L’image les montraient tous les deux mais il n’est pas sûr qu’ils avaient pensé cela de cette manière. L’un avait vécu séparé dans un collège de l’autre côté de la frontière, car on l’avait « bouclé » comme le dirait l’autre beaucoup plus tard. Ils étaient tous les deux ensemble, là, sur la photo, mais ils avaient chacun vécu, déjà, de part et d’autre d’une ligne imaginaire qui avait été tracée par d’autres. La vie les avait déjà séparés. Ou plutôt la mort, celle de leurs deux parents qui eux-mêmes n’avaient pas été ensemble. Mais là quand ils avaient été fixés tous les deux ensemble, leurs parents, eux, étaient désormais ensemble aussi dans le nulle part du souvenir.  Est-ce que c’était le même souvenir où ils étaient ensemble ?

Sur la photographie ils étaient ensemble, on les avait photographiés ensemble. On aurait pu imaginer qu’ils avaient vécu ensemble. Et plus tard quand ils mèneraient chacun leur vie séparée par l’Histoire ils seraient de nouveau séparés, vivant chacun l’un en regard de l’autre, de chaque côté d’un destin qui leur ferait à chacun une vie séparée. L’un serait devenu le père d’une famille à laquelle il ne croirait pas lui-même, embarqué par des choix dont il n’aurait jamais l’occasion ni peut-être même le désir de les renier. L’autre aurait construit de toute pièce une autre vie dans laquelle tout aurait été différent. Et là ensemble sur la photo, on voyait déjà qu’ils n’étaient pas l’un avec l’autre. Une question de lumière peut-être ; ou bien sous l’effet du regard qu’on poserait sur la photo. L’une était dans la lumière que rehaussait de son éclat un chemisier blanc, elle semblait plus naturelle, insouciante de l’effet produit, tout entière au plaisir d’être regardée sans se soucier de savoir si encore de longues années on pourrait la voir ainsi … Pour elle le temps n’avait pas d’importance, occupée qu’elle était à vivre le présent dans sa plénitude complète ; elle était, déjà dans l’éternité du bonheur de l’être là sous le regard qu’elle ignorait comme si elle n’avait rien d’autre à faire que rayonner, telle qu’en elle-même etc…. L’autre avec son costume sévère, cravaté comme il se devait, alors, quand on était un garçon de bonne famille, avait tenté une pose dont il pensait qu’elle serait un gage de différence et qui ne faisait que souligner par contraste son déséquilibre. L’un et l’autre étaient ensemble mais n’avait pas le même degré d’existence.

L’un avait dirigé son regard au dernier moment au-delà du cadre que lui imposait la situation, pensant déjà peut-être à ce qu’il écrirait au dos du tirage. L’autre n’avait pensé à rien d’autre qu’au plaisir d’être ainsi saisie dans la lumière.  Ils étaient deux là à l’épreuve du temps.

Ils étaient deux sur la photo, ils le seraient toujours ainsi, au rebours de ce qu’ils auraient vécu, au rebours de ce qu’ils vivraient. L’un plus âgé que l’autre. L’âge est pour beaucoup dans la conscience qu’ils avaient l’un de l’autre. L’un pensait comme un orphelin dont l’avenir se dessinait alors dans un désir de mer. Il ne savait pas que l’Histoire en déciderait autrement et pourtant il avait déjà cette pose qui le rendait si fragile. L’autre peut-être bien n’avait rien d’autre dans la pensée que la joie d’être là. L’autre était plus jeune, elle était là avec lui mais séparée par le temps qu’on ne voit pas sur la photo. Et pourtant elle avait cette stabilité qui lui permettrait de surmonter les épreuves. On la verrait plus tard sur d’autres clichés qui diraient toujours cette même certitude de vivre et de continuer de vivre ainsi sans jamais être prisonnière d’aucune certitude. Elle savait que l’autre ne pourrait pas être ainsi, ou bien elle ne le savait pas. Elle se souciait de lui ou peut-être ne se souciait pas. Elle ne savait sans doute même pas qu’être en sécurité signifiait tout simplement être à l’écart du souci. Pas parce que les épreuves ne l’atteindraient pas, mais parce qu’il en était ainsi pour elle, mais parce qu’être ne veut rien dire d’autre qu’être là. Son frère ne saurait jamais qu’il en était ainsi pour tout le monde. Il n’atteindrait jamais cette certitude et vivrait toujours dans ce déséquilibre que vivent ceux qui ne le savent pas.

Ils étaient l’un et l’autre sur la photographie qui à tout jamais dirait leur séparation et n’avaient pas dans l’esprit qu’il en serait toujours ainsi pour ceux qui les regarderaient plus tard. Ils ne les connaissaient ni l’un ni l’autre ces regards si proches et si lointains. Ils ignoraient que leur histoire était déjà là sous l’objectif implacable. Ils continueraient de vivre dans un écart qui n’était pas celui du temps, qui n’était pas celui de l’espace. Un écart que ni l’un ni l’autre n’avait choisi, un écart dont chacun garderait en secret la trace.   


A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

4 commentaires à propos de “Le cliché”

  1. le beau rythme… le retour chaque fois légèrement différent pour que s’enclenche la suite
    oui c’est ça (ce que me dis pour essayer d’enclencher — pas semblablement mais en espérant même élan)

    • Il y a encore des choses à améliorer. Je bloque un peu sur une forme antérieure du texte où la description avait une place trop importante. Sans doute il faudrait suprimer des choses. Aller vers une plus grande simplification.

  2. On avance à chaque paragraphe un peu plus dans le secret de l’Histoire et on finit par accéder à la sensation de cet écart si bien décrit, de cette différence d’intensité, de ce décalage qui existe à jamais entre ces deux-là…

    Pour ma part, je retiens une phrase qui, en la lisant, a activé chez moi comme un point lumineux. La voici : « L’un et l’autre étaient ensemble mais n’avait pas le même degré d’existence. »