Le plateau – cinq fois sur le métier

Jour 1

Imaginé, façonné par l’homme, il porte les scènes de la vie quotidienne. Représentation rythmée de l’individuel et du collectif. Servir, desservir ; regrouper, débarrasser ; embarrasser, s’embarrasser. Embrasser. Un objet pratique et statique devenu mobile par deux mains ou par paume plate tendue. Un caractère : la mobilité. Rectangulaire, carré, rond, en forme libre ou copiée sur la nature. En bois, en métal, en plastique ou en tout autre matériau végétal. Planéité, stabilité, une envergure adaptée aux situations de vie, des petits déjeuners aux repas divers, aux réceptions, aux apéros. Un objet d’envergure, de contenance et d’offrande, mais aussi de retrait jusqu’à la privation : un objet marque-fin qui trace l’absence ou le vide. Ne supporte pas les éléments hauts ; ils prennent le vertige. Le plateau attire le vide. Il se met en apesanteur pour un temps déterminé. Qualité ou compétence : la détermination.

Jour 2

Pensée – plateau : en étal, un palier entre la levée de l’idée et le déplacement vers un ailleurs. Un espace, creuset de réunions. Un lieu d’unicité ? Entre le contenant et le contenu : un espace délimité et mobile. Entre la pensée permanente et un corps mobile, le plateau serait un prolongement des deux, une portée vers l’extérieur, à l’hors de soi. Entre angles et courbes, je préfère ses angles ; ils ajoutent à la stabilité, à l’équilibre, au rangement, à l’ordre des choses. Le plateau : une promesse d’ordre, un reflet d’organisation, une sécurité des déplacements. Aux lieux et places, de moi, que fait le plateau ? Il me soumet à sa pose, m’oblige à la stabilité. Chargé, il m’invite au déplacement d’un ici vers un là-bas. Son espace et sa surface ne peuvent rester pleins et ordonnent de le vider. Le plateau, une mémoire de poisson-rouge ? Un plateau reste disponible : une surface de transfert et de transport de contenus volatiles destinés à. Le plateau est mouvement et changement. De l’éphémère stable et pérenne de par la fonction, la disposition obligée et la disponibilité. Réminiscence de petits déjeuners au lit chez mes grands-parents : le plateau, objet d’un amour inconditionnel en rupture familiale entre mère et grand-mère, entre profusion d’affection et son absence. Plus tard, confort d’un éveil en mode auto affectif.

Jour 3

Son invitation au plein et au vide, simultanément sur une surface plane (ou relativement) et volumineuse, devient ambiguë. Une large bulle à combler s’installe au-dessus de lui, virtuelle à l’œil, réelle à l’esprit (à la pensée) prête à s’envoler, à éclater, s’éparpiller une fois constituée, puis disparaître. Position première du plateau : l’attente. Qualité ? Je pourrais écrire indocilité ou docilité énigmatique de par ses limites en angles (qui forcent aux contenus en ses coins), en courbe (des verres mis à pied et en accumulation d’arcs), en forme libre et concavo-convexe pour des contenus flexibles. J’en déduis que le plateau soumet, à sa forme d’abord, à son espace ensuite, puis à sa volumétrie. Il sert à servir et à son contraire, en chaîne. Si absent, il s’apparente à un maillon manquant entre l’ici et l’ailleurs, de déjà là où il se tient. Organisateur et anticipateur, il appartient au futur, constitue une projection d’un autre état ajusté à son utilité, prêt à tourner en boucle de mains en mains qu’il soit d’angles ou en cercle. Il force l’adaptation et soumet à sa loi physique. Il exige l’attention et le respect de son contenu par son contenant. Impossible de l’obliger à une autre destination que celle à laquelle il s’assujettit,  à moins de le briser, de le détourner, de le corrompre. Le plateau, en sa fonction, est incorruptible. Et non, le plateau n’est pas docile, ni serviteur, ni servant ; c’est un abus de langage que de dire à son sujet « serviteur ». Lui ne sert ni ne dessert, il soumet la main de l’humain, il provoque le mouvement, somme au changement d’états entre le plein et le vide, entre l’ici et l’ailleurs : un objet de l’entre-deux. Encore cet « entre-deux » à me déstabiliser. Lui trône au centre de la table haute ou basse, les individus s’installent autour de lui. Un centre de gravité, un objet de regroupement et de séparation quand leurs heures venues sonnent. Il devient maître de l’asservissement, si ce n’est par les deux mains liées au souci de son équilibre, c’est par la paume et l’œil associés, embrigadés à son maintien. Absent, on le cherche, on le regrette. Le plateau nous parle d’ajustement, d’équilibre, d’adaptation, de justesse… de rigueur. Un écart, il devient risque, puis danger. Le plateau porte à la droiture et à l’alignement, d’une colonne vertébrale comme des autres objets posés au-dessus et situés à côté. Le plateau saisit le moment, l’instant, par la nécessité d’une attention extrême. Assorti au temps, Il devient horloger de la solitude comme de la convivialité, de la maladie comme du plaisir partagé ou solitaire. Le plateau s’attache nos souvenirs, les futiles comme les essentielles ; il offre un cadre de mémoires. Adieu le poisson-rouge !

Jour 4

Le plateau au centre de l’entre-deux, un trait d’union entre deux instants. Le plateau cale le temps, le retient, puis l’absorbe. Il exige l’équilibre dans la répartition jusqu’au partage. Envisager, répartir, essaimer, partager ; il nous prédestine à l’équité par ses angles comme par sa courbe. Circulaire, il circule en cercle amical, familial, en boucle pour un juste retour à et sur soi. Une balance équitable : justesse et justice. Le plateau : un justicier face au bancal, au déséquilibre des objets comme des personnes et de leurs relations. Mais sans nous, sans la vie, sans le mouvement, sans l’énergie, sans l’élan, il n’est rien ! Je creuse les mots et les sensations ; je me souviens, je projette, j’accumule et je me fais plateau à mon tour. Je me cogne à mes limites, à mes angles, mes courbes, mes confusions, ma rigueur, mes espaces clos, mes besoins de liberté : m’échapper. Le plateau le peut-il ? Sans la préhension point d’échappement, juste une chute par bousculement ; il apparaît alors sans fonction quoique… un plateau inutilisé interroge l’existence. À son contact… Non, à sa rencontre, le plateau heurte. Il pénètre frontalement mon espace, ma sphère intime. Il est pénétrant ; une fois saisi, il fait corps avec moi pour ouvrir les espaces au-devant. Il précède, il pourfend. Le plateau : un pourfendeur des espaces, à rythmer le temps jusqu’à le relever, puis l’arrêter et le retenir en sa bulle virtuelle. Massif et dense, il possède un univers personnel, voire un trou noir d’où il absorbe ce qu’il a à contenir, car une fois vidé, il peut encore contenir davantage. Jusqu’à s’effacer par-dessous. Le dessous des choses : rencontre avec le plateau. Etriqué en sa base, rempli de largesse à ses bords et rebords, il affiche une ligne de flottaison ; au-delà : des précipices, des chutes potentielles, là où l’instant se déroule en pleine vie, puis se dérobe. Je pourrais parler de surface délictueuse de par sa promesse mensongère de stabilité et d’équilibre. Le plateau ne s’engage pas, ne se lie pas dans la durée ; il n’épouse que l’instant, s’y adonne, s’y prête volontiers mais se retire toujours. Il est le non-engagement par excellence. il n’est pas la liberté non plus ; il impose contraintes et injonctions. À  offrir un territoire à la fois inclusif et exclusif, il décide à ses frontières ceux qu’il accueille en ses bords. Il devient dictateur de mes faits et gestes à un instant prêté. Car, si je le charge trop, il m’échappe et chute. Une rupture sans équivoque avec fracas, pleurs, désolation, regrets et remords confondus. Il s’impose et en impose. Omniprésent dans les scènes de vie théâtralisées, maître des illusions, à son décor planté, les acteurs de son existence évoluent autour de lui et par lui. Le plateau a du caractère. En comprendre l’utilité quand il est vide revient à chercher l’inutilité dans le désert de sa surface. En premier, la préhension, une nécessité vitale de l’usage du « à remplir ». En dernier, par le vide, il signe l’abandon, le retrait, le départ consommé. Rangé, il appelle au prochain renouveau. Brisé, les sensations, les émotions mêlées et les souvenirs attachés émergent. Remplacé, l’ombre du précédent impacte le nouveau. Le plateau a la vie dure ! Jeté, il symbolise une décharge affective, une composition cadre-témoin d’un débarrassage. Un cadre, un enserrement, ou une lucarne pour le projet à venir de la résolution d’écriture.

Jour 5

Déterminé entre ses angles ou en sa boucle, il manie le plein et le vide, les lie par souci d’équité et dans la volonté du partage. Justicier de l’équilibre, aux penchants de dictateur, il pourfend les espaces, les lieux et les sphères les plus intimes ; il soumet ses sujets à son usage. Sa surface, délictueuse et mensongère, en une ligne de flottaison aux rebords vertigineux et à risque, tel un poisson-rouge, conquiert le vide après le plein. À trop le charger, il chute : une rupture sans équivoque, avec fracas, pleurs, désolation, regrets et remords confondus. Par le dessous des choses emportées, le sens cherché s’échappe en son trou noir, massif et dense. De cette absence temporaire, naît, des choses, l’espoir de conquérir un espace de liberté. En vain. Par l’instant absorbé, il se comporte en horloger de la solitude, de la maladie, autant de la convivialité que d’un plaisir solitaire volé au temps. Et quand le temps de l’instant s’est épuisé, il se poste à l’entre-deux, en un trait d’union de soi aux autres à réunir, puis à séparer. Sa vocation, adossée à toute autre attente, serait-elle une invite à l’hors de soi ? Mais, à son caractère univoque et bien calé, à scruter en son centre une gravité mobile intrinsèque, à débusquer une inutilité dans le désert de sa surface, on découvre une intimité éprouvante. Là, il ne s’agit plus de possible ni de probable, mais d’évidence : de ce saisisseur d’instants, de ce maillon entre l’ici et l’ailleurs, à l’indocilité respectable et énigmatique surgit l’incorruptible, passé maître de l’asservissement ; il révèle alors une scrupuleuse opinion de son objet.

Jour 6

Postface

Sur et à propos du plateau, j’ai taquiné le flipper : lancer de billes, marquage des mots en lignes,  jeu sur la longueur, poussée de concepts, de définitions, éjection d’autres, avant que la partie ne s’arrête. À coups de lance-mots entre l’aléatoire, le contrôlé et le dévié, par impulsions douces ou fortes, lorsque mes billes se sont épuisées à rebondir, à forcer les rampes, à tacler les drop targets, puis lorsqu’elles se sont perdues (cinq billes et une partie gratuite), le plateau s’est affiché sur le fronton.

4 commentaires à propos de “Le plateau – cinq fois sur le métier”

  1. Tous ces regards que vous avez sur le plateau, dans l’espace et par les actions qu’il porte, lorsqu’il apporte ou bien enlève, il prive. Il y a aussi la mémoire, la mémoire de ce qu’il a servi. Certaines des propositions 5 fois sur le métier dont la votre me donne à voir autrement les objets.

    • Merci Rudy pour ce commentaire, et pourtant chaque objet n’est rien sans celui qui le regarde. Ça parle de soi, à sens voilé.