L’embarras

Quand il entendit un bruit au fond de son sommeil, K ne reconnut pas tout de suite « les barricades mystérieuses » dont il avait fait la sonnerie par défaut de son téléphone. Il reconnaissait bien le son du piano mais ne parvenait pas à en situer exactement l’origine. Il lui fallut un temps pour retrouver le sentiment de harcèlement qui le poursuivait depuis quelques jours.

Tout endormi encore il avisa sur la table de nuit l’appareil qui vibrait et jetait un éclat froid dans l’ombre matinale de la chambre. Bien qu’il eût décidé de ne plus décrocher si un numéro inconnu s’affichait sur son écran, l’automatisme fut le plus fort et, ayant saisi l’objet qui réclamait son attention il fit le geste fatidique qui allait faire prendre à sa vie une tournure inattendue.

Longtemps après il se vit faire glisser son doigt en obéissant mécaniquement au clignotement vert et porter l’écouteur à son oreille. Rien, une respiration calme qu’il percevait comme si elle venait de lui-même. Il se décida sans vraiment y penser et s’adressa à ce vide :

– « Qui est à l’appareil ? »

Une voix métallique lui répondit sans qu’il arrive à saisir dans quelle langue elle s’adressait à lui. Il frissonna pourtant d’inquiétude car il comprit vite que l’injonction impérative qu’il distingua au ton ne devait pas être prise à la légère.

– « Pourriez-vous répéter », reprit-il tout en s’excusant car subitement il se sentit coupable mais sans savoir exactement de quoi.

Sans doute avait-il commis une infraction et la police des ondes venait le lui reprocher, comme c’était devenu l’habitude depuis que la crainte de nouveaux actes de terreur avait renforcé la détermination des juges d’attaquer le mal à la racine, c’est-à-dire avant même qu’il fut accompli.  

La voix continua son discours incompréhensible. Mais comme son nom y revenait sans cesse il réalisa qu’il devait chercher quelle était la faute qui s’était immiscée dans son esprit. Il savait que sans sa coopération il ne parviendrait pas à échapper à la justice qui l’avait ainsi attrapé au sortir de son sommeil.

La conversation devint alors gluante, s’insinuant par tous les pores de sa peau. La voix l’interrogeait il le comprenait bien et il tentait de répondre mais toujours il s’avérait que ses efforts ne produisaient aucun effet. Ce n’était pas une personne qui était au bout du fil, mais un algorithme. On avait mis en place depuis peu ce système d’interrogatoire par téléphone qui mettait le coupable face à ses méfaits. Il suffisait de peu pour que la machine se mette en marche : une parole mal venue, un propos écrit sur les réseaux sociaux qui avait dérapé, un lapsus même mais qui révélait tout un univers maléfique que son auteur avait ignoré jusque-là.

I fallait donc chercher. L’appareil ne cesserait pas de vous rappeler à l’ordre tant que vous n’auriez pas trouvé la source du courroux collectif. Car c’était la voix de tous qui venait vous reprendre, une sorte de bouche d’ombre grondante et détachée à la fois. Les protestations ne servaient à rien, les tentatives d’explication non plus qui ne faisaient que rajouter de la confusion à l’idée qu’on se faisait de l’origine de la réprimande.

Ce n’était pas d’explication qu’avait besoin le dialogue mais juste d’un effacement. Seulement il fallait trouver ce qui avait ainsi entaché le cours régulier des choses.  

Tout en bafouillant des excuses qu’on ne lui demandait pas, K tenta de revenir sur le rêve dont il sortait, car peut-être se disait-il un glissement incontrôlé l’avait amené sur les terres interdites de désirs inavoués. Du coup ses mots devenaient plus lourds à prononcer et échappaient à leur propre sens, il fallait les reprendre sans cesse pour les redresser, mais bien vite ils fuyaient vers un autre horizon qu’il n’avait pas encore aperçu et dont il découvrait le caractère gênant au fur et à mesure que son discours se déroulait.   

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

Un commentaire à propos de “L’embarras”

  1. A peu de choses près, tous les sens y sont, même le gluant cher aux asiatiques -à voir si cela s’étend jusqu’à la conversation… En tout cas, lisant, on entend, on voit, on sent, on goûte…