L’homme orchestre

– T’y vas aussi Valence ?

Ça le rassure le jeune homme que j’y aille aussi. Il pousse sa grosse valise devant lui dans le compartiment du train express régional, la soulève et la hisse sur la glissière prévue à cet effet au-dessus des sièges et se cale dans le deuxième fauteuil dans le sens de la marche depuis la porte du compartiment. Contre la vitre, un passager noir, probablement un étudiant, a pris place. Il a posé sur la tablette, une sacoche. Il écoute de la musique avec des écouteurs sur les oreilles. Il n’avait pas entendu le  nouveau passager poser sa question. J’ai donc répondu puisque je savais que le train s’arrêtait à Valence, c’est là que je me rendais. Le jeune homme, pas très grand et musclé du torse, me fait penser à un athlète de cirque. Il en a la souplesse et la grâce. Peut-être un trapéziste. Brun aux yeux noirs, barbe naissante et peu fourni, il est habillé d’un survêtement bleu marine, pantalon moulant, pull à capuche et large bande blanche sur le devant. Il arbore fièrement une petite sacoche en bandoulière. Il a un téléphone portable à la main. D’abord discret avec son téléphone, il ne l’est plus du tout après que le passager noir a descendu à la gare suivante.

– Allô ?

Je ne comprends pas la langue qu’il parle. J’entends à l’autre bout du téléphone une voix de femme : mère, grand-mère, tante,  sœur, petite amie, fiancée ? Il répète souvent les mêmes mots, ou expressions comme s’il cherchait à rassurer sa correspondante. Oui son voyage se passe bien, il est dans le train qui le mène à Lyon.

– Madame, tu sais à quelle heure on arrive ?

Il est environ dix-huit heures, le train arrive à Valence à dix-neuf heures trente-deux. Sept heures et demie. Ce qu’il s’empresse de dire dans le téléphone.

Je ne comprends pas pourquoi il se lève, attrape sa valise, sort du compartiment. Le train roule, il vient de quitter une gare. Deux lycéens entrent dans le compartiment et s’installent contre la fenêtre, dans le sens inverse de la marche, comme moi. Un siège vide nous sépare.

Quand le jeune homme revient, poussant devant lui sa grosse valise, nous sommes trois à tourner la tête du côté de la porte. Il a enfilé une doudoune noire, coupée trois-quarts, doublée de satin rouge sang cœur de bœuf. La capuche est bordée de fourrure du même rouge. De nouveau il hisse sa valise sur la glissière prévue à cet effet au-dessus des sièges et s’installe sur le même fauteuil. Il reprend la conversation téléphonique.

Après que les deux garçons sont descendus du train, le jeune homme s’installe confortablement, la tête et le dos calés sur le siège, les genoux écartés, les pieds serrés. Le bas du pantalon est pris dans la chaussette blanche. Le jeune homme remet sans cesse le lacet dans la basket au niveau de la cheville. C’est alors qu’un orchestre se met à jouer de la musique. C’est Goran Bregovic et Emir Kusturica, c’est le Balkan Brass Band qui envahissent tout l’espace du compartiment. Celui que j’appelle maintenant Zare, Tsane ou Perhan aurait pu voyager avec un dindon. Il quitte son manteau, le laisse sur le siège.

– Tu gardes ma valise.

Il se rend aux toilettes. Quand il revient, je remarque qu’il n’a plus sa sacoche en bandoulière. Quand il s’en aperçoit, il retourne d’où il vient et la ramène. A présent il cherche son téléphone. Il veut que je le prenne en photo. Il prend la pose, assis, grand sourire et les deux mains tournées vers lui, le majeur et l’annulaire pliés, les cornes de l’escargot pointés sur lui et les pouces levés. Il n’est pas satisfait du résultat.

– Madame faut pas bouger !

C’est sans compter que le train, lui, bouge. A plusieurs reprises, il me demande si le train arrive bientôt. Il faisait chaud, là d’où il vient.

– Venise ?

Non, il vient de Nice, j’avais compris Venise. Maintenant il pleut à Marseille et il pleut à Valence. Il parle de plus en plus vite et de plus en plus fort dans son téléphone. En même temps, il sort plusieurs billets en euro de sa pochette.

– Roumain.

Il parle roumain. Il est content de me dire qu’il est roumain.

– La vie est pas facile.

A l’approche de la gare de Valence, il sort du compartiment avec sa grosse valise et son manteau noir et rouge.

– Bonne soirée madame.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.