cycle pousser la langue #01 | mes sols

Tu le sais, ça, que chaque chute est une flèche dont la cible est le sol, tu le sais que ta première cible, sans doute presque blanche, sans doute à peine froide, sans doute mal carrelée, tu l’as rencontrée juste sorti du ventre, juste sorti, clinique des Noriets, été caniculaire tandis que les autres dînent à l’ombre des platanes, toi, tu tombes vers lui, au ralenti, éclair inexorable et condensé du chemin à parcourir, du ventre à la terre tu balaieras la poussière, piètre clown, dès le début dans le blanc des photos noires, la tache sur ton nez, la marque rouge à tout jamais sur ces photos, la marque du mercurochrome sur le nez, à tout jamais la marque te rappelle de quelle poussière tu viens vers quelle poussière tu chois, vers quelle chute tu te précipites, petit morceau de chair, petite pépite d’or à peine extraite au fond du gouffre et promise aux pépins, petit Orphée plongeant dans l’épaisseur du froid, dis-moi quelle est ta chute, je te dirai quel est ton chant.

On avait mis des draps parterre, on avait mis des couettes, des oreillers, tout ce qu’on avait sous la main, on se cachait derrière son lit de fille, son lit d’enfant, on se cachait, tout doucement, pour être au chaud, pour être bien, on se cachait, pour s’aimer librement, et cette couche improvisée n’était plus qu’un nuage où l’on dansait, allongés l’un dans l’autre, au creux de notre foi, il y avait là des fleurs violettes et du lin blanc, il y avait là tout l’amour du monde, tout l’amour qui exista jamais, tout l’amour mais pas toujours et c’était si fort, si beau, si puissant que la vague où nous dansions continue de rouler, qu’elle tourne encore, la vague, avec seulement le souvenir aujourd’hui dans le sillage.

La terre est sèche, dure, quelques jeunes pousses de blé s’y acharnent à survivre, la plupart sont d’un vert clair peu amène, d’autres jaunes déjà et ce n’est pas bon signe, moi je flotte quelque part au dessus, je me balance au gré du vent mais sans m’éloigner pourtant, comme si du lien me maintenait à cet endroit précis du champ, ou plutôt de son bord, là où les engrais ont été moins bien dispersés, et, je le sens, quelque chose se prépare ici, l’argile et le calcaire fomentent en sourdine de sournoises surprises et je me demande bien ce que c’est, peut-être est-ce lié à notre autodafé, je ne suis pas certain mais voilà que oui attends c’est là, quelque chose est là, en dessous, profond, grondant, se répandant, cela (elle ?) se divise autour des roches et des cailloux, cela se répartit fluide partout dessous, cela gagne du terrain dans tous les sens, cela s’amasse, cela pressure, cela commencera bientôt à remonter, cela doit bien être une sorte de liquide, là, dessous, en dessous, dedans la terre, et cela monte maintenant, cela va jaillir, exploser, inonder, cela pousse implacable, d’une pression insoutenable, cela me remplit tout, et va jaillir en haut du ciel, mais… craquement sec, soudain, très net, comme une branche morte qui cède d’un coup, c’est la surface, c’est la terre qui abdique et qui craque, et au lieu du geyser, c’est un peu d’eau qui sourd, juste un peu d’eau qui sourd, qui s’écoule, un chat qui s’étire, lentement, très souple, sur l’argile brune qui enfin va revivre.

La moquette est rêche, bouclée, à la fois grise et marron, ni trop serrée ni trop épaisse, pas de ces moquettes épaisses et chaleureuses, un premier prix du Saint Maclou d’Austerlitz, ce genre-là, et c’était celle de ma chambre d’adolescent, plus précisément celle de la chambre dans laquelle on m’a laissé m’installer au départ de ma soeur, quittant ma précédente caverne, elle-même pourvue d’une autre moquette, bleue, rase, dure et étroite, pas vraiment ma moquette donc, dans une chambre qui n’était pas vraiment la mienne donc, sous le toit de tuiles où j’écrasais mes premiers mégots, et même si ce n’était pas tout à fait ma chambre, c’est pourtant là, allongé sur le dos, bras écartés sous le grand Velux, dans la lumière froide d’après-midis étouffants, écoutant d’abord Dvorak et Mozart, puis Bach et The Temptations pèle-mêle avec Les Jackon’s Five, Claude François et Julio Iglesias, tous les vinyles récupérés aux encombrants de la ville, à la poubelle, c’est là, sur le dos, fixant le rectangle de lumière grise au dessus de mes yeux, sous une pluie avare et les voies d’Orly, c’est là que j’ai ma première rencontre avec le ciel, ma première épiphanie, ce rectangle blanc sale au dessus de moi qui s’est mis à vibrer doucement, à trembloter d’abord, avant d’osciller plus franchement, de résonner d’une onde inconnue, d’une force pénétrante et me prenant tout entier dans un vertige d’unisson, depuis ce tapis bon marché, cette matière organisée pour les coûts, pour les coups, pour écorcher les genoux et les coudes, mais dont la raideur peut-être m’a sauvé ce jour là, empêché de m’envoler, de me dissoudre tout à fait dans le ciel, matière ingrate dont le contact désagréable m’a rappelé que le monde existait, que je n’était pas qu’une lumière sale et hésitante entre le clair et l’obscur, non pas quelque part entre les deux mais alternativement, d’une extrémité à l’autre, au rythme de mon sang dans les veines, dans les tympans, dans les membres et la rétine, plongeant et remontant, éblouissante et puis perdue dans le fond du fond du noir de mon souffle étalé bras ouverts.