Métiers Leavers

«…comme si cinq ou six personnes essayent de tisser un tapis sur le même métier mais avec chacune d’elle voulant tisser sur le tapis son propre dessin…» Faulkner, Absalon, Absalon !

Celle qui devint veuve tout habillée de noir avec des marmots à élever et nourrir, celle qui se fit élire conseillère municipale dès que cela fut possible, celle qui créa une petite bibliothèque, celle qui donnait à manger aux poules, celle qui les tuait et les plumait à l’eau bouillante, celle qui donnait à manger aux lapins, celle qui vit le village s’électrifier grâce à une souscription des habitants, celle pour qui l’eau devint courante, celle qui cuisinait les repas pendants les journées de fenaisons et de vendanges, et tous les autres jours de l’année, celle qui rentrait les bêtes, celle qui préparait les confitures et les bocaux, celle qui gravissait à pied l’autre versant pour aller servir dans une maison bourgeoise, celle qui chantait, celle qui tressait, celle qui toussait, celle qui connaissait tant les plantes qu’à l’école elle fut surnommée la chèvre, celle qui préférait la saison du vallon en fleur, celle qui cueillait les cerises, celle qui cueillait les pêches ; celle qui cueillait la rosée sur les hauteurs entourant la vallée du Gier aux hautes cheminées, martelée par le grand bruit du pilon des forges.

Celles qui ramassaient des betteraves, celles qui quittaient leur ville quand la guerre y passait, celle qui naquît un peu plus loin à Charleville-Mézière. Celle qui raccommodait, dans une petite maison basse de briques rouges la tulle et la dentelle en provenance de l’usine où son mari ouvrier-tulliste œuvrait sur les métiers Leavers, celle qui raccommodait pareillement la tulle et la dentelle dans une autre petite maison de briques rouges, pendant que son époux conduisait un camion brinquebalant sur les routes pavées. Celles qui pensaient devant la dextérité de leurs mains et les contours des motifs Chantilly à cet imposant et bruyant métier de fonte venu de Nottingham, celles qui reprenaient les défauts laissés par la machine programmée par cartes perforées, des heures durant pour faire retrouver le chemin aux fils de chaîne, aux fils de guimpe et aux fils brodeurs, et tout cela peut-être en gardant un œil sur les enfants dans la courée, sans se tromper dans les noms des fils et des filles du voisinage. Celle qui partit.

A propos de Laurent V.

J'avais participé avec plaisir et découvertes à des ateliers d'écriture "papier-table-stylo" au tout début des années 2000, j'en avais animé aussi alors étudiant shs, ensuite j'ai surtout fait du vélo dans la ville comme travail, et en dehors en vacances, tout en continuant un peu à lire, notamment grâce au numérique ! Présence web : un compte insta renvilo , et un site pour rendre disponibles des vieux textes des premiers cyclotouristes : velotextes .

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