Nos 27 septembre

27 septembre 1974
Dans le courrier de ce matin, une lettre de ma mère. Elle vient de loin. Je me réjouis d’avance, en ouvrant l’enveloppe. Mais elle m’annonce le décès de ma grand-mère. Je suis surprise et choquée par cette triste nouvelle. Je ne la savais pas malade. J’ai du chagrin, atténué un peu par la distance. Comme je suis loin, je peux toujours nier la réalité, je peux me l’imaginer papotant avec ma mère ou avec ma sœur comme autrefois quand j’habitais encore là-bas. Je me souviens de ma grand-mère, un peu naïve, mais gentille, toujours prête à rendre service. Je me souviens de ses visites hebdomadaires, racontant les films qu’elle avait vus dans son cinéma de quartier, m’apportant les programmes pleins d’images de stars, sortant de son sac des livres qu’elle avait empruntés à la bibliothèque et me vantant les romans d’Agatha Christie que je dévorais ensuite dans la semaine, je me souviens de mon séjour de convalescence chez elle, dans son petit appartement une pièce-cuisine, dix jours, durant lesquels elle me gâtait, me faisait des petits plats pour me remplumer. Je vois encore devant moi les petits flans à la vanille arrosés de sirop de framboise et surmonté d’une touche de crème Chantilly. J’entends sa voix un peu fluette, sensible, mais parfois susceptible, vite aigrie par un détail, une expression. Un jour, dépitée par un mot déplacé, elle éclata en sanglots, c’est parce que je ne suis pas votre vraie grand-mère que vous ne m’aimez pas, elle n’était pas la mère de ma mère, on ne le savait pas, elle nous l’apprenait d’une voix plaintive, et je comprenais mieux cette peur qu’elle avait de ne pas être considérée, de rester en dehors de notre vie. Pour nous, ça ne posait pas de problème, elle était de la famille depuis toujours. Ce n’était pas discutable. Je prépare une carte et l’enveloppe pour répondre à ma mère. Mais je suis secouée, émue. Plus que je n’aurais cru. J’écrirai demain.

27 septembre 1993
Cet après-midi, visite chez le dentiste. 16h30. Je suis tendue. Je n’aime pas ça. Depuis mes sept ans, je fréquente les dentistes. Je ne me suis jamais habituée. Il y a eu des évolutions, les outils sont plus fins, moins bruyants, l’hygiène est observée, mais je suis toujours aussi nerveuse avant un rendez-vous. D’autant plus que je ne connais pas ce dentiste, je viens d’arriver dans la région, une amie me l’a recommandé, c’est toujours mieux que de passer par le Bottin. Je sonne, rentre, salle d’attente vide, impersonnelle, assez froide. Pas engageante. Une fois sur le fauteuil de douleur, je ne suis pas plus rassurée, le dentiste me parle, vérifie mes dents, un gros cigare entre les lèvres, il semble adroit, ne me fait pas trop mal, mais le cigare me perturbe, est-ce qu’il a seulement le droit de fumer dans son cabinet ? En soignant ses patients ? Malgré le cigare qu’il ne quitte pas, il parle sans arrêt, me raconte ses dernières vacances de plongée en Asie, Bali ou Thaïlande, la mer turquoise qui le change de l’étang de Thau, ses histoires de famille, sa femme et ses filles, je suis perplexe. Derrière lui, dans l’aquarium posé sur une table, les poissons colorés frétillent, il paraît que ça calme les patients, sur moi, ça n’agit pas, c’est certain. J’ai des pensées noires qui valsent dans ma tête, c’est perturbant. On finit la consultation, on prend date pour un prochain rendez-vous, je sors, je respire l’air du dehors, l’air de la mer, je me détends enfin. Je crois que je vais changer de dentiste.

27 septembre 2009
Odeur d’iode et de sel. Une mer couleur émeraude, transparente, la plage de sable grano di riso d’un blanc pur. Je suis chez des amis en Sardaigne. Accueil chaleureux, petits plats sardes, parler italien. Vacances, farniente, soleil du sud. Ce matin, promenade en voiture, visite de la montagne proche, des vallées profondes comme en Cévennes, la Giara aux allures des Causses de chez nous, des vestiges de pierres anciennes construits pendant l’âge de bronze, les nuraghe, cônes tronqués ressemblant à des tours médiévales, bâtisses en grosses pierres empilées, impressionnantes et compactes. Sur la pelouse sauvage, des chevaux et des cochons noirs en liberté. Un arrêt dans une coopérative de vin, où le cépage, par hasard, porte mon nom, je déguste, il est délicieux, je prends deux bouteilles, nous les ouvrirons ce soir avec les pâtes de Luciano. Le ciel est bleu, la mer est encore tiède, je m’élance, plonge, fends les vagues, respire. J’en ai besoin. J’ai si rarement la mer à mes pieds. L’eau me calme, me dilue. Je flotte comme une feuille, comme l’écume, mes pensées s’envolent, je ne guide plus, je laisse aller. La volupté. L’oubli de tous les tracas. Une parenthèse. Je fais provision de bonheur pour l’hiver.

27 septembre 2015
Charlie est arrivé chez nous ce midi. On m’avait proposé un petit chat, je n’en voulais plus, c’était toujours un crève-cœur de les trouver empoisonnés dans un coin, ou écrasés sur la route. Je n’en voulais plus, mais on avait plaidé la cause de ce chaton. Tu fais une bonne action, et avec tous ces chats sans maître qui se promènent dans le village, celui-là au moins, il sera bien. J’ai cédé. La petite boule de poils vient d’arriver. Il me semble un peu petit, un peu jeune pour être arraché à sa mère, un mois seulement, ils étaient pressés de le larguer. C’est vrai qu’un petit chat occupe, il faut tout lui apprendre puisque sa mère n’a pas eu le temps de l’éduquer. Ce sera un vrai travail. Mais Charlie est gentil, calme, timide, un peu peureux même. Et pourtant il promet de devenir un beau chat, yeux bleus, poils longs rayé blanc et crème. Un peu persan, un peu siamois, mâtiné de chat de gouttière. Tête de lionceau, mais petite voix douce. Pas bagarreur, mais joueur. Je le trouve joli et sympathique. Je pense qu’on fera bon ménage. Mais je me sens un peu coincée. Dans la famille, par contre, les enfants sont ravis. Ils me portent un bol pour le chat avec son nom écrit sur le côté, un coussin douillet pour dormir, des jouets de chat, alors qu’il a le jardin pour jouer. Je sens que j’aurai souvent des visites…

27 septembre 2018
Il a plu. Un peu. Le jardin est tout juste mouillé. Le rosier pointe un bouton de rose, l’odeur de l’hélichryse chatouille mes narines, l’oranger du Mexique attaque sa troisième floraison de l’année. Mais l’herbe est rase, et les groseillers ont séché sur pied. La haie a pris de l’ampleur, trop, il aurait fallu civiliser, tailler, arracher, replanter. Tous ces arbustes sont négligés. Je me sens fautive, je n’ai pas assez maîtrisé, problèmes de santé, fatigue, usure, je n’ai pas assuré. Il faudra que je trouve un moyen de rattraper le temps. Bip ! Je reçois une photo sur mon smartphone qui m’accompagne partout, cordon ombilical avec la famille lointaine. Ma petite-fille m’envoie sa dernière peinture, noire, très noire, avec des pointes de rouge et de blanc. Je lui renvoie une photo, nous échangeons nos observations, ping-pong de SMS, de smileys, d’encouragements. Je suis touchée et triste. Mimi ne va pas bien, cette maladie de Lyme est une vraie peste. Elle a enfin trouvé un docteur compétent, un traitement efficace, mais dont les effets ne durent pas longtemps. La bactérie se cache dans les organes, mue, attaque le système neurologique et provoque des symptômes divers qui rendent le diagnostic difficile. Mimi va bien, puis elle s’effondre. La rentrée ne s’est pas bien passée, elle manque de concentration, n’arrive pas à tenir un cours entier, se renferme, déprime. Elle se console avec la peinture, elle écrit des poèmes. Mais elle est déconnectée, sa vie est triste et nous aussi, nous sommes tristes avec elle. Il faut du courage pour se battre, il faut de la force, de l’énergie. Le docteur essaie un nouveau traitement…L’hiver arrive, avec les idées noires…Mais il y a l’espoir pour le printemps prochain, les médicaments, le soleil, la nature qui s’éveille à nouveau…L’espoir d’une meilleure vie pour Mimi, d’une vie épanouie de jeune fille d’aujourd’hui.

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.

3 commentaires à propos de “Nos 27 septembre”

  1. Et bien, toi qui voulais faire « plus léger »… Très beaux textes Monika! Ton dentiste me fait penser à celui du dessin animé Némo (désolée, ce sont mes références du moment…)