#nouvelles | Raymonde Interlegator, L’art de ranger ses livres

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1, La rambarde

De la complexité des relations l’ordre et le désordre chaos et structure se fondent en une exploration constante. De la bibliothèque des voix s’élèvent pour partager des expériences et raconter des histoires, des histoires qui résonnent entre elles contrastées ou récurrentes, parfois connectées dans l’invisible. A chaque livre une énergie unique et choisir un ordre devient une décision chargée de sens, de significations cachées du moins une tentative à créer une alliance à partir de ces voix multiples harmonieuses ou discordantes, de celles qui seraient capables de créer des réactions émotionnelles ou intellectuelles voire contemplatives chez le lecteur, on peut imaginer susciter des liens complexes et inattendus. Placer des ouvrages en apparence disparates et encourager les dialogues stimulants, permettre au livre de trouver sa voix au sein d’un ensemble, une occasion où les mots peuvent devenir des armes voire les silences de champs de bataille.

Contempler un instant des étagères vides, des espaces vierges c’est se tenir au seuil de l’infini, une promesse de découverte, est-ce la magie du rangement, une possibilité de donner forme à l’informe, en une tension palpable une lutte entre cohésion et tentation du désordre, subversion des normes établies, acte de rébellion, mélanger les genres, mêler les époques, tentatives de réorganiser le monde, révélation de nos préférences, désirs, obsessions intimes, trahison de nos peurs, espoirs, joies ou chagrins. Bien plus qu’une simple tâche domestique c’est une exploration de soi-même à travers les objets qui nous entourent. Chaque livre que nous choisissons de garder, de donner, de remettre en carton, chaque étagère que nous déplaçons ou ajustons seraient une des pièces du puzzle de notre identité en constante évolution. Entrelacs infinis des contenants et contenus, ne sommes-nous pas des histoires en mouvement cherchant inlassablement un sens à notre monde dans celui des mots, écrits parlés ou tus qui sait.  Ma bibliothèque rambarde sur un vide de l’escalier de secours, n’a pas de fond les livres peuvent ainsi apparaître et disparaître prêter main forte à une main courante en quelque sorte passer de l’un à l’autre se détacher, ne pas se laisser posséder, un art de la transmission il nous restera l’essentiel. Ce que le Sumo de Newton saura dire au peuple migrateur un grand héritage de la terre vue du ciel, un plaidoyer pour l’altruisme une rumeur à notre surdité.

2, histoire de librairie | des mots et des notes

Dans la rue de la cité pavée de toutes les irrégularités, mes pas m’ont guidée jusqu’à cette devanture singulière ou le verre biseauté cerné de bois clair semblait promettre un monde palpitant où se mêlaient des mots aux notes. Avec l’humilité de l’apprenante j’ai franchi le seuil de cette librairie entendant le parquet à grosses lattes répondre à mes pas discrets. Les silences d’une densité particulière avaient une voix privilégiée une signification cachée attendant d’être dévoilée par ceux qui savaient les écouter. Je croisais le regard de la gardienne des mélodies et instinctivement  m’invitant à parler elle me proposa avec une aisance déconcertante proche de la précision chirurgicale des partitions attrapées de ses doigts agiles dans les rayons suspendus aux murs, kaléidoscope de symboles, d’univers insoupçonnés, de pages jaunies. Dans cette enclave magique où les mots et les notes se répondaient je me suis souvent retrouvée.

Les bluets – rares fleurs à pousser dans la boue des champs de bataille -, librairie du même nom qu’une rue de mon quartier d’enfance ; j’aimais en pousser la porte à carillon pour l’odeur indéfinissable, papier d’écolier, encre séchée, bois ciré me retrouver le nez collé à la vitrine reluisante sur laquelle je posais les yeux là où les stylos à plume précieux semblaient réservés à une princesse que je ne serai jamais. J’écrirai en volutes qui sortiraient directement de mon cerveau, enfant on est 

un salon des inventions, le temps se dilue dépourvu d’inquiétude. Quand écrire revient à se raconter une histoire, un rêve oublié et maintes fois ressuscité il apaise celui à qui jamais personne n’a lu de livre. Les détours de l’âge adulte m’ont conduite au Bluet de Banon, près de Scaramouche un nom qui par sa seule sonorité évoque la comédie dell’arte, ici artisan glacier une extension du plaisir à déguster les mots les escaliers en demi-niveaux où souvent nous nous installons perchés sur les marches partageant des propos de voyageurs de passage, nourrissant le feu sacré de nos récits prolongeant l’écho infini de nos histoires.

Au-delà du rideau de fer baissé parvenaient à s’échapper les relents de tabac froid d’une vieille pipe en bois, de sa porte ouverte une brume semblait sortir d’une salle de jeux à l’époque de la prohibition vue dans des films. Jamais oh jamais je ne serais entrée seule dans cette librairie-grotte aux murs si épais qu’ils en avaient avalé  la lumière où des étagères se partageaient quelques livres orphelins attendant patiemment d’être redécouverts par leur prochain lecteur ; lui le gardien taciturne de ce royaume imaginaire les cheveux gras longs plaqués habillé de velours et laine feutrée me rappelait les épouvantails destinés à effrayer les oiseaux, spectre imaginaire, il semblait se fondre dans l’ombre. Pourtant impossible de résister à la visite de son grand bureau niché tout au fond du magasin sur lequel s’alignaient une multitude de bocaux de verre renfermant les secrets de l’écriture emplis de crayons noirs, de couleurs, de gommes rouges et bleues taille-crayons, piles de cahiers à rayures seyes, mais… la fascination irrésistible revenait au bocal fermé de son couvercle métallique vissé à l’intérieur duquel s’entassaient des battons de racines de réglisse, le souvenir de la douceur une envie dévorante, je salivais.

Un commentaire à propos de “#nouvelles | Raymonde Interlegator, L’art de ranger ses livres”

  1.  » Placer des ouvrages en apparence disparates et encourager les dialogues stimulants, permettre au livre de trouver sa voix au sein d’un ensemble, une occasion où les mots peuvent devenir des armes voire les silences de champs de bataille. » Tellement amusante cette idée, un credo pousser jusqu’au sein d’une bibliothèque. Formidable ! Merci, Raymonde.

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