« Oh mon tonneau des Danaïdes ».

Celle dont il voudrait tellement se souvenir. Celle qui avait tenté de se jeter dans le puits alors qu’elle l’attendait. Celle qui finit par s’empoisonner mais c’était après que sa soeur fut venue au monde. Celle qui l’avait habillé en petit marquis pour le carnaval. Celle qui discutait sous ses yeux éperdus, tellement grande à son regard d’enfant, avec une amie – et il revoyait l’infini bleu de la mer dans le fond de sa mémoire, mais loin si loin et dépourvu d’expression jusqu’à n’être plus qu’une sensation qu’au fond de son enfer d’aphasie il retrouvait intacte sans pouvoir la nommer.

Et la mer à tout jamais serait son seul horizon avait-il pensé, elle serait l’épousée, celle qu’on n’abandonne pas, celle qui soulève le coeur vers le firmament.

Les rouages du langage craquent de toute part comme une vieille coque de navire à la dérive. Il perçoit chaque mouvement ascendant qui vient jusqu’à sa glotte et reflux à peine il croit saisir le mot banal qui se refuse. Et pourtant il est là ou plutôt son fantôme que peine à saisir ses efforts.

Le défilé des images continue dans son rêve artificiel. Depuis que tout a explosé en cette nuit du 4 août, il flotte à la surface d’un océan de désastre. Sa vie en morceau remonte à la surface, pièces disjointes d’un navire brisé sur lequel plus jamais personne ne pourra naviguer.

Et puis celle qui avait posé avec lui sous la lumière d’été et ils s’étaient échangé des serments éternels juste avant son départ pour l’école des mousses. Celle qui acceptait cette séparation pour qu’il puisse accomplir son désir de mer; celle qui reçut avec joie la nouvelle d’un sabordage mais ne comprit pas que cette intrusion de l’Histoires modifiait tous ses rêves. Celle qui n’eut de cesse de croire en un bonheur banal même lorsqu’il devint son bourreau.

Quel combat dans son esprit à moitié effacé. A moitié désormais, c’est ainsi qu’il devra vivre, à moitié vif, à moitié mort, à moitié bavard, à moitié muet, la phrase désormais échappant à tout contrôle fuyant comme eau vive.

Une autre se présente : celle qui fut à l’origine de cette transplantation vers les terres brumeuses et humides de la capitale.  Celle qu’il avait quittée sous la pesée de sa culpabilité, car il y avait les enfants et leur mère qui semblait si perdue comme réenfantée d’avoir été abandonnée, oui, rendue à l’enfance définitivement. Celle dont la passion s’effaça pour laisser place au devoir.

Il se revoit aussi au côté de celle qui rayonnait dans sa joie d’enfance, celle qui existait avec tant de confiance qu’on savait qu’elle serait toujours ainsi, tandis qu’il se figeait dans le déséquilibre d’un contra posto. Celle pour qui le présent seul comptait, celle dont il se sentait si proche et si éloigné pourtant.

Que restait-il désormais de ces figures disjointes, explosées, irréconciliables dans le désordre de son esprit détruit par un caillot de sang ?

A propos de Christian Chastan

"- En quoi consiste ta justification ? - Je n'en ai aucune. - Et tu parviens à vivre ? - Précisément pour cette raison, car je ne parviendrais pas à vivre avec une justification. Comment pourrais-je justifier la multitude de mes actes et des circonstances de mon existence ?" F.K.

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