Celles qui l’habitent

Toutes celles qui l’habitent arpentent son anneau de Moebius en un temps linéaire aboli, les images sont vivantes — celle qui marche à pas rapides et décidés, sur le chemin des vignes, le panier porté à coude replié, impatient d’être rempli de figues tendres emmaillotées dans leurs propres feuilles rugueuses, —celle qui longe le mur de pierres chauffées à blanc par un soleil dur et doux à la fois, mur tapissé de plantes de câpriers aux boutons de fleurs qu’elle s’empresse de cueillir avec l’aide d’une fillette de sept ans, pour ensuite en remplir des bocaux inondés de vinaigre — celle qui enfourche son vélo bleu, la mère qui ne l’était pas encore, puis la fille, qui n’était pas encore née, toutes deux dans les périples qu’elles construisent chaque fois différent et y dessinent le chemin de leur vie et de leur liberté — celle qui enseigne le français au lycée Lumière à Lyon en seconde et première, comme nul autre prof n’avait su le faire — celle qui communique le goût de la langue, de la littérature, elle encore qui emmène ses élèves au théâtre de Villeurbanne découvrir Georges Dandin et ses hauts talons rouges mis en scène par Roger Planchon et qui organise une rencontre avec lui, l’acteur Jean Bouise et René Allio le décorateur— celle aussi qui sans le savoir influençe la décision de s’orienter vers les études littéraires plutôt que vers la biologie qui est aussi dans la balance, elle toujours qui parle de la condition des femmes et de ce que chacune avait à conquérir — celle qui laisse une trace indélébile — celle qui déploie une tendresse sans bornes et aide à construire les fondements de l’équilibre d’un enfant — celle avec laquelle un voyage à Jaca en Espagne fait découvrir une profonde amitié qui perdure — celle toujours témoin de tous les événements de la vie — celle qui mesure le lien qui se construit autour d’un regard bleu qui hante toute la vie — celle qui est mise au monde après beaucoup de péripéties et qui est aujourd’hui une jeune femme si proche — celle qui lui fait découvrir la sémiotique, Backhtine et le langage polyphonique, la culture populaire et dont elle a la mission inattendue de la conduire de l’aéroport de Montpellier à la fac de lettres pour un colloque organisé par son prof de thèse empêché, elle qui recouverte d’un long manteau de fourrure doit le replier pour s’installer dans la très vieille 2CV au sol perforé et qui ne fait pas la grimace mais au contraire engage une conversation sur Marcel Proust — celle qui à 16 ans partage les vacances dans le Jura, les amours adolescentes, les folies, les mensonges aux parents, l’auto-stop, les chansons de Hallyday, Ferré et Gainsbourg — celle qui porte la robe à petits carreaux bleus, corolle assurée par un jupon empesé au sucre comme celle de Bardot — celle qui l’accueille dans sa maison de Florence, spécialiste de Montaigne, mariée à son directeur de thèse devenu un ami, aujourd’hui disparu. Elle qu’elle perd de vue mais sans l’avoir oubliée et dont elle vient d’apprendre la publication de son Monsù Desiderio — celle qui éradique les vers qui prétendument infestent les enfants nerveux, et qui les effraie par le visage de sorcière qu’elle arbore, ses passes sur le visage et le cou, ses mots incompréhensibles qu’elle marmonne, celle qui court dans tout le village pour retrouver la petite fille de sept ans, effrayée par la sorcière aux vers, et qui a fait une fugue pendant six heures — celle qui a toujours été là dans les moments difficiles de sa vie, elle qui donne sa main sans jamais se plaindre les derniers jours de sa vie, elle qui revient dans ses rêves — celle dont la voix s’écoule comme une musique lointaine et mélancolique — celle qu’elle connaît depuis longtemps et dont l’amitié s’est renforcée, approfondie à la lumière de sept heures d’échanges un jour à la terrasse d’un café  — celle qui à Mougins donne les encouragements à prendre la plume, elle qui par ses écrits et son approche des rêves la conduit dans des univers autres et l’invite au détachement — celle toujours souriante qui dans un hameau de l’Ariège prépare le civet de lapin, offre son jambon cru juste poivré et son saucisson bien sec au goût jamais retrouvé — celle qui est emmenée en prison à la suite d’un avortement sous les années de Vichy et qui devient l’opprobre d’un grand nombre d’habitants d’un village languedocien — celle qui assume plusieurs tragédies dans sa vie et qui y répond par un courage et une dignité surprenantes — celle dont le son de la voix n’est plus audible mais dont elle entend les mots silencieux, celle qu’elle écoutera dans son dernier souffle.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

8 commentaires à propos de “Celles qui l’habitent”

  1. … belle dignité, grandes constructions avec celles-là, de la complicité, de la sérénité aussi, elles font du bien !

  2. Le temps non linéaire a de plus en plus de présence je trouve, les années passant ! Merci Françoise pour votre appréciation.