#P9/Où l’on reparle des gouttières de Dantzig

Les photos sont en couleur, dans des pochettes plastique retenues par les anneaux d’un classeur un peu trop plein. La pellicule transparente des pochettes s’est plissée, elle ondule en vaguelettes, accrochant des reflets de lumière qui gênent le regard. Le plastique colle aux photos, il faut le soulever délicatement pour retirer la feuille où elles sont scotchés. Une indication est portée au crayon : 26 juillet 1991 Gdańsk . Libérées de l’écran du plastique ridé, les photos ont plus d’éclat. Elles sont tirées sur papier brillant. La lumière y fait aussi jouer ses reflets.

1) Le ciel est couvert. Il est pourtant plus clair que les corniches moulurées en stuc qui encadrent les pignons des façades multicolores. On le dirait blanc, ce ciel, n’était le (vrai ?) blanc du papier, juxtaposé. Une dizaine de façades se serrent les unes contre les autres, elles ont deux ou trois fenêtres en largeur, trois ou quatre niveaux en hauteur, plus un dernier étage, qui n’a jamais qu’une fenêtre au milieu du pignon. Leurs couleurs respectives sont jaune pâle, brique, vert kaki, ocre jaune, bordeaux tirant sur le brun (c’est aussi la couleur de la brique trop cuite du clocher qui la surplombe à l’arrière plan), ocre orangé, rouge, bleu profond, jaune moyen, brique nue. C’est très joli. Les moulures des pignons forment des arrondis ou bien des lignes aplaties, des obliques, des virgules, des spirales, des arabesques et certaines façades se rehaussent d’un ridicule triangle aplati, comme s’il y avait besoin de se prendre pour une église de Palladio. Les chambranles aussi sont encadrées de blanc, et les fenêtres sont à carreaux. Une branche de feuilles vertes nous fait de l’œil au premier plan.
Grâce à la forme du clocher, je trouve sur internet qu’il s’agit de la cathédrale Sainte-Marie. Grâce à celles des pignons, en tournant autour de l’église, je localise sur Streetview l’endroit d’où cette photo a été prise : ulica Śwętego Ducha, la rue du Saint-Esprit. En septembre 2017 (la date apparaît en bas de l’écran, sur l’ordinateur), les façades ont gardé leurs couleurs, sauf la bleue qui a pris la teinte du passage du temps. A moins que ce ne soit un effet du contre-jour ? Le soleil allonge en effet ses rayons entre un arbre et un pignon. Si on touche la souris, la photo bouge dans tous les sens, à vous donner le tournis. Les voitures garées devant sont bien plus éclatantes et bien plus pimpantes que toutes ces façades réunies.

2) En gros plan au centre de l’image, les dents de la gouttière. Elle a la forme d’une tête de monstre aquatique, gueule ouverte. Elle est fixée à une façade triste dont on ne voit qu’un petit bout, d’un gris loup, délavé, avec quelques coulures. À sa gauche l’autre gouttière ressemble à une tête de souris stylisée, deux yeux dessinés et une petite moustache incitent à voir de grandes oreilles déployés dans ce qui ne serait sinon que l’arrondi du zinc, sa découpe géométrique. Elle se détache sur un crépi ocre rouge orné d’une élégante frise de rinceaux. La corniche et le fronton sont soulignés par un larmier. Les tuyaux des deux gouttières forment un V et se rejoignent en un unique tube. La lumière du ciel blanc se reflète sur les vitres des fenêtres de chaque immeuble, dont on ne voit que le coin supérieur, à gauche et à droite. L’une d’entre elles est entrouverte.

3) Sur le môle de Sopot, dit la légende. Une jeune femme aux formes rondes prend la pose de quelqu’un qui voudrait danser, mais ses pieds chaussés de basket immaculées sont posés bien à plat sur les planches, sans bouger. Le mouvement est dans la jupe ample qui lui arrive à mi-mollet, dans l’animation sur ses joues, dans le sourire qu’elle adresse hors champ, sur le côté. Son visage, de profil, est fin et volontaire. Sur l’autre photo elle ne regarde pas non plus l’objectif.  Elle est assise avec deux autres jeunes femmes sur un long banc de bois blanc qu’interrompent seulement les bords de la photo, et qui doit faire toute la longueur de la jetée. Le dossier les dépasse en hauteur. Outre sa jupe noire, elle porte un pull bleu roi, un sac à dos, des lunettes rondes cerclées de métal. Des mèches châtain balayent son visage, s’échappant de la queue de cheval ou de la tresse, on ne voit pas bien, où elle a tenté de retenir ses cheveux. Sur la photo où elle est debout, sans doute l’autre côté du môle, montre une rambarde dont la peinture blanche commence à s’écailler, et qui sépare les promeneurs de l’onde argentée, couleur queue de sirène. Son déhanché, avec poings à la taille et coudes écartés, c’est comme une tentation de flamenco sur la Baltique, c’est une envie de vivre, elle est séduisante. La mer est plate, on le sait, mais sur la photo elle monte, derrière la rambarde, des chevilles jusqu’au profil de la jeune femme. Ensuite, au loin, une bande de terre où se devine le vert sombre des arbres et de l’herbe, et quelques constructions brunes, et puis derrière sa tête et ses cheveux au vent, très haut, s’élève un ciel fait d’aplats de gris bleuté et de blanc grisâtre. Son geste dansant soulève juste un tout petit peu son pull bleu pour faire apparaître, comme un liseré, la bordure du tee-shirt rouge qu’elle porte en dessous. Des deux autres jeunes femmes assises sur le deuxième cliché, l’une porte des vêtements qui lui sont assortis, jean, bleu roi, noir de nuit, l’autre s’accorde au temps et au paysage, gris taupe et marron clair. Elles sont toutes les deux en pantalon. La mer se réduit ici à une bande aux couleurs changeantes, entre le dossier du banc et le ciel strié de couches de nuages très clairs. Sur la moitié droite de l’image, l’horizon est marqué d’une ligne plus foncée, très fine, et hérissée de ce qui doit être les bras articulés de machines portuaires. Les chantiers navals de Gdańsk, qui avaient tant fait parler d’eux dans la décennie précédente ? Une seule verticale derrière les trois jeunes femmes, un poteau de bois brut qui pointe vers le ciel, comme une flèche erronée.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

3 commentaires à propos de “#P9/Où l’on reparle des gouttières de Dantzig”

  1. J’aime beaucoup. Les descriptions sont si précises que la photo est empreinte d’une magie narrative qui lui est propre. Merci.

  2. J’aime beaucoup ce choix d’un paysage qui se précise dans les dents de la gouttière avant de rencontrer cette jeune femme. Votre écriture nous emmène dans les embruns de la traversée. C’est très vivant! Bravo