partir et repartir

Partir

Dans la chambre, sous le velux, chez mes parents… J’ai fermé la porte. Demain je pars. Mon sac à dos est dans le couloir. Je l’ai vérifié plusieurs fois, changé de poche les travellers chèques, recomptés, glissé une photo dans un livre, retiré d’autres romans, trop lourds, pas le temps de lire en voyage, pas partie pour ça. Partie pourquoi ? Est-ce que ce projet tient la route ? « La Pologne, 10 ans après la chute du communisme »… Un laboratoire pour comprendre le mirage de la société de consommation et de la mondialisation… Je retisse le fil de mon raisonnement, il me semble soudain trop naïf, puis beaucoup trop complexe. Le sac dans le couloir comme le cheval au relais de poste, impassible, indifférent à l’excitation du voyage. Demain, penser à prendre les affaires de toilette. C’est la dernière nuit ici, en France. La prochaine fois que je fermerai la porte de cette chambre je serai revenue de Pologne. Je saurai, j’aurai vu. Il est presque minuit. Piotr vient me chercher à 8 heures. Dormir, pour ne pas être fatiguée. Et lui, dort-il déjà ? Plus de 25 heures de voyage… On partagera le volant, a-t-il dit. Je n’ai pas répondu, mais j’ai peur. Non, je ne suis pas obligée de conduire. Je lui parlerai pour qu’il ne s’endorme pas. Mais de quoi parler pendant 25 heures ? Il fait chaud. Ouvrir la fenêtre. Dehors, les moustiques et les cloches de l’église, tous les quarts d’heure. 90 % des Polonais sont catholiques. Je repense à ces photographies en noir et blanc datant de la révolution de Solidarnosc : des fenêtres d’immeubles allumées pour former une croix, action de protestation contre le régime. Pourquoi ces images m’émeuvent-elles tant ? Je tremble devant la force versatile des signifiants. Il faut dormir. Il est tard… Une fois à Cracovie, où vais-je dormir ? Piotr m’a prévenue : il rentre pour voir son amie. Il n’est pas question que nous passions les vacances ensemble. Il pourra me loger une nuit ou deux dans l’appartement de son beau-père — enfin, il faudra qu’il lui demande, mais ça ne devrait pas poser de problème. Après je devrai me débrouiller. J’ai des contacts. Toute une page dans mon carnet de numéros de téléphone et de noms encore imprononçables. Des amis d’amis qui ont proposé que je les appelle, mais rien n’a été précisément convenu. J’ai de l’argent. Je pourrai toujours aller dans une auberge de jeunesse… La couette est trop lourde, mais j’ai froid quand je l’enlève. Je rallume la lumière. Un moustique… Je l’écrase sur le mur avec La Petite Apocalypse de Konwicki. Est-ce que je pourrai le rencontrer ? Devant un café posé sur un napperon en dentelle, dans un bar de Varsovie, on discuterait de ce que devient la création littéraire quand un pays change de régime politique. Comment écrit-on dans la nouvelle Pologne ? Je note quelques nouvelles questions dans mon carnet. J’entends mon père dans les escaliers et le chat qui court devant lui.

Repartir

Je vérifie que les billets de car sont bien téléchargés sur mon téléphone. J’ai réservé deux places, pour pouvoir dormir. Devant, à l’étage : supplément places panoramiques, 4 euros 99. À cette heure demain, nous roulerons sans doute sur une autoroute allemande. J’aurai peut-être déjà échangé quelques mots en polonais avec un autre passager. Dans ma tête, je lui parle déjà. Vérifier dans le dictionnaire comment se dit « j’espère ». J’éteins l’ordinateur, j’ai les mains moites et gelées. J’aimerais être excitée, je ne le suis pas. J’ai peur. J’attends ce retour en Pologne depuis plus de vingt ans. Je sais que je serai déçue, je le sais depuis toujours et c’est la raison pour laquelle j’ai reporté ce voyage jusqu’alors. Mais je préfère être déçue. Tout plutôt que cette nostalgie poisseuse qui s’est vidée peu à peu jusqu’à perdre ses contours et ses couleurs, comme une robe jaunie au fond d’un placard qu’on ne peut plus porter et qui ne dit plus rien du passé. J’ai loué un appartement dans le quartier où j’ai vécu, en 2000. Je sais que ce sera confortable. Sur le site de locations de tourisme, tous les logements se ressemblaient : des salles de bain impeccables, porcelaine blanche, WC suspendus, vasques aux formes modernes, plomberie rutilante et douches à l’italienne. Des canapés convertibles avec coussins assortis. Bouquets de fleurs séchées et décoration de bon goût. Je pense aux chambres dans lesquelles j’ai vécues là-bas. C’était dans la première partie de ma vie. Les murs gris, les meubles disparates et vétustes, les carrelages marron. De grandes pièces, mal chauffées par des poêles encombrants. Les machines à laver qui sautillaient dans les cuisines au moment de l’essorage. Les napperons et les théières en métal. J’imagine les voyages à la déchetterie, la ruée dans les premiers magasins IKEA, la liberté de choisir les mêmes modules de cuisine qu’un parisien, un moscovite ou un madrilène. Je ne sais plus rien de la Pologne. Le car arrivera à 23 heures 40, ulica Bosacka. J’espère que je trouverai un bus ou un taxi à cette heure… Le silence dans l’appartement est lourd. Il est l’heure d’aller dormir, mais j’ai l’impression que je ne peux pas aller me coucher comme tous les soirs, les dents, une tisane et au lit. Je suis sur le seuil — lequel ? Il faut marquer le coup. Je tourne dans le salon, cherche les gestes qui pourraient convenir à cette situation. Écouter une chanson de Kevin Coyne, fumer une cigarette, prendre mon téléphone et faire une déclaration (à qui?), me couper une mèche de cheveux… Bon, calme-toi, on n’est pas dans un film. Tu pars en vacances, c’est tout. Non, je sais que ce n’est pas tout. Je regarde par la fenêtre. Enfin, je me regarde regarder par la fenêtre. Je me vois un peu comme le poète devant sa mer de nuages, ou plutôt comme Balzac voit Rastignac contemplant Paris… Ridicule. Partir une semaine à Cracovie pendant les vacances scolaires, ça ne sent pas le grand saut dans l’absolu de la vie. Je vais fermer le loquet de la porte d’entrée. Je pense à mon premier voyage en Pologne: à vingt ans, je ne me regardais pas vivre… La prochaine fois que je fermerai ce loquet, je serai rentrée de Pologne.

Est-ce que, cette fois, je réussirai à rentrer vraiment ?

A propos de Francesca

J'enseigne le français comme langue étrangère et la littérature dans un établissement scolaire de Lyon. Par ailleurs, j'écris, dans des genres variés, et je participe à la réalisation de courts-métrages documentaires. En ce moment, je co-réalise un film sur le déplacement de trois platanes au centre de Villeurbanne. En 2021, j'ai écrit un mémoire dans le cadre d'un master en écopoétique sur l'hybridité de l'espace contemporain.